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«Oui, il est possible de s’émerveiller au bureau»

Olivier Schmouker|Édition de la mi‑octobre 2019

Les gens n'arrêtant pas de se plaindre du «manque de motivation».

Originaire du Québec, Catherine L’Ecuyer vit aujourd’hui à Barcelone, en Espagne, où elle est une chercheuse, consultante et conférencière spécialisée dans l’éducation et la psychologie des enfants.

Son premier livre, Cultiver l’émerveillement (Québec Amérique, 2019), bouscule nombre d’idées reçues à propos de la meilleure façon de cultiver la soif d’apprendre à l’école, ce lieu où la «curiosité naturelle et la quiétude sont aujourd’hui trop souvent étouffées».

Un lieu qui, à bien des égards, ressemble curieusement aux entreprises des adultes.

OLIVIER SCHMOUKER – Quelle est votre définition de l’émerveillement ?

CATHERINE L’ECUYER – L’émerveillement, c’est le «désir de savoir». Ce qui correspond à la définition qu’en donnait le philosophe grec Aristote, il y a un peu plus de 2 000 ans. L’émerveillement est redevenu un enjeu crucial pour nos sociétés actuelles, les gens n’arrêtant pas de se plaindre du «manque de motivation» (des étudiants, des employés, etc.).

O.S. – Y a-t-il moyen de faire germer l’émerveillement ? Si oui, comment ?

C.L. – En fait, l’émerveillement ne se «stimule» pas. Je dirais même qu’il se déploie en l’absence de surstimulation. L’émerveillement a fondamentalement besoin de silence : quelqu’un s’émerveille lorsqu’il s’ouvre à la réalité et pose tranquillement son attention sur quelque chose qui a un sens pour lui. Le sens est d’ailleurs la clé de la motivation à apprendre : le polymathe britannique Isaac Newton disait qu’une personne pouvait imaginer ce qui était faux, mais qu’elle ne pouvait comprendre que ce qui était vrai.

O.S. – Peut-on alors connaître l’émerveillement dans notre quotidien au travail, en particulier au bureau ?

C.L. – Oui, il est possible de s’émerveiller au bureau. Mais ce n’est pas toujours facile. Qui dit émerveillement dit désir, lequel est le moteur qui nous fait «vouloir». C’est ce qui nous motive à apprendre, à découvrir, à nous dépasser. C’est aussi ce qui fait qu’on ne tient rien pour acquis, et donc, ce qui favorise l’innovation : au lieu de penser à ce qui «est», on se met à penser à ce qui «pourrait être», voire à ce qui «pourrait ne pas être», autrement dit on se met en situation de penser out of the box, d’explorer de toutes nouvelles voies. Bref, s’émerveiller, c’est s’autoriser à aller de surprise en surprise, s’ouvrir le champ des possibles au travail et, par conséquent, à rejeter la passivité, l’indifférence, le cynisme. C’est oser bousculer des idées reçues et des habitudes solidement ancrées dans nos organisations, celles qui freinent l’épanouissement individuel et collectif.

O.S. – Pensez-vous que des trucs pratiques puissent permettre de déclencher l’émerveillement, ou considérez-vous de manière plus large qu’il s’agit d’une philosophie de vie ?

C.L. – Il s’agit d’une philosophie de vie, sans aucun doute. Toutefois, il est clair que certaines conditions lui sont favorables, comme le silence, le mystère, la beauté. Voilà pourquoi les bureaux d’aujourd’hui gagneraient à se doter d’espaces de silence, propices à la réflexion et à l’émerveillement. Idem, les espaces à aire ouverte sont peut-être beaux et design, mais ils sont de toute évidence une nuisance à l’efficacité au travail vu la quantité phénoménale de distractions qu’ils créent ( le mouvement des autres attire le regard de celui qui travaille, un téléphone sonne et tout le monde l’entend, etc.).

O.S. – Nos façons de travailler peuvent-elles également nuire à la possibilité de côtoyer l’émerveillement ?

C.L. – Bien entendu. Je pense notamment au multitâche. Les études abondent pour montrer que notre cerveau est incapable d’effectuer en parallèle deux tâches requérant un effort cognitif. Si jamais on s’y risque, on se met alors à osciller entre les deux tâches, chacune étant menée avec une efficacité nettement moindre que si elles avaient été menées à bien l’une après l’autre. Et ce, en raison du fait que nous commettons alors davantage d’erreurs, que nous nous contentons de résultats sommaires, que nous ne parvenons plus à faire les bons choix. Autrement dit, le multitâche empêche carrément l’émerveillement. D’où la nécessité de prendre la sage décision de travailler «moins», mais mieux.

O.S. – Dans votre livre, vous citez l’écrivain français Milan Kundera, qui estime que «l’enfance est l’image de l’avenir». Cela signifie-t-il que nous gagnerions, au travail, à renouer avec l’enfant qui sommeille en nous ?

C.L. – Tout à fait. Mais on doit faire la différence entre l’attitude «infantile» et «invoquer l’enfant» qui dort en nous. L’enfant en nous fait appel aux valeurs de l’humilité, de l’authenticité, de la simplicité. Léonard de Vinci disait d’ailleurs que la simplicité était «la sophistication ultime». Je trouve intéressant de noter que les personnes les plus émerveillées après les enfants sont… les personnes âgées. C’est comme si notre vie «productive» nous faisait perdre l’émerveillement. Comment cela se fait-il ? Peut-être est-ce parce que nous prenons notre travail trop au sérieux : c’est là une attitude profondément cynique, laquelle est l’exact opposé de l’émerveillement. C’est simple, on ne devrait jamais s’habituer aux succès, le tenir pour acquis ou penser qu’il nous est dû. Les enfants, quant à eux, voient absolument tout comme un cadeau. Ce n’est pas qu’ils croient au miracle, c’est que, pour eux, tout est miracle.

O.S. – Mais comment fonctionne l’émerveillement, au juste ? Est-ce, au fond, un petit miracle ?

C.L. – Non, il suit un mécanisme d’une simplicité renversante. Ce qui déclenche l’émerveillement, c’est la beauté. Nous sommes entourés de beauté, mais on ne la voit pas toujours, faute de sensibilité : lorsque nos cinq sens sont saturés par la surstimulation (rythme de travail effréné, multitâche, etc.), nous devenons imperméables à la beauté, et donc incapables d’émerveillement. Comment corriger le tir à ce moment-là ? En nous ouvrant à la beauté, c’est-à-dire en nouant un lien de confiance avec tout ce qui nous environne. À l’image de l’enfant qui grandit dans un environnement apaisé, propice à son épanouissement. Confiants, nous sommes en mesure d’apprécier l’inconnu, l’inattendu, l’inespéré, et nous nous ouvrons tout naturellement à l’émerveillement. Au travail, cela se traduit par l’impératif de créer un écosystème dans lequel chacun peut évoluer en harmonie avec les autres, de combattre la routine mortelle d’ennui et aliénante, d’encourager toutes les formes d’apprentissage. C’est ainsi que peut naître l’émerveillement.