Les séniors sont, en vérité, en quête de davantage de bienveillance au travail. (Photo: Nickolas Nikolic pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «Je suis très inquiet: les baby-boomers s’en vont tous en même temps de chez nous pour prendre leur retraite, et ça crée de graves dysfonctionnements dans notre organisation. Car – on ne va pas se mentir – il va falloir des années avant que la relève n’affiche une performance globale comparable à la leur. Comment atténuer le choc que nous ne faisons que commencer à subir?» – Robin
R. – Cher Robin, vous mettez le doigt sur l’un des grands enjeux de notre époque, le nécessaire passage du bâton de relais entre les baby-boomers et les générations plus jeunes. Un enjeu avant tout démographique, que l’on voyait venir depuis au moins deux décennies et que, pourtant, peu d’organisations ont pris le soin d’anticiper convenablement: comme chez vous, les uns et les autres sont à présent en mode panique, ou pas loin, vitupérant haut et fort contre la fameuse «pénurie de main-d’œuvre», ce terme passe-partout qui trahit, soyons francs, l’insouciance managériale des organisations qui refusaient de voir les nuages noirs qui se profilaient à l’horizon, aux yeux de tous.
Cela étant dit, des solutions s’offrent à vous, même si la crise est déjà là. Et c’est ce que je vais vous indiquer, en m’appuyant sur une étude récente menée en France par ViaVoice pour le compte de l’agence TBWACorporate. Son titre dit tout: «Les séniors et l’emploi, oubliez tout ce que vous savez».
C’est que cette étude montre que les séniors sont en mesure de jouer un rôle prépondérant dans l’actuelle mutation du marché du travail, en particulier en termes de transmission culturelle, de stabilité et de pérennité des organisations. Mais pour ce faire, les séniors doivent être reconnus par l’organisation elle-même, exister dans sa communication et avoir accès à des programmes de formation et de mobilité interne dédiés. «Et rien de tout cela ne sera possible sans un profond changement de mentalité», avertit Nicolas Bordas, vice-président, International, de TBWAWorldwide et président du conseil de TBWACorporate, en soulignant qu’il est urgent de «mettre fin à la discrimination par l’âge, qui est tout aussi contre-productive à l’égard des jeunes qu’elle ne l’est à l’égard des baby-boomers».
Pour commencer, quelques données tirées de l’étude:
– Au travail, les séniors (âgés de 50 ans et plus) sont stigmatisés. Fort souvent, on considère qu’ils «manquent de dynamisme», qu’ils sont «dépassés par les avancées technologiques», ou encore qu’ils ont une «attitude “pantouflarde”» (passive et attentiste).
Or, le propre de la stigmatisation est de reposer sur des idées reçues, non pas sur des vérités. Il est clair qu’il est ridicule de dire que les baby-boomers sont mous et vieux jeu, tout comme il est absurde de dire que les Z sont désengagés et infidèles envers leur emploi. D’ailleurs, pour ceux qui en douteraient encore, l’étude met en lumière une donnée fort pertinente à ce sujet:
– Les baby-boomers ont la réputation de ne rouler que pour le fric, contrairement aux autres générations. Quand on leur pose la question «À titre personnel, au-delà de l’intérêt pour des missions, quels sont les critères les plus importants pour le choix d’un poste?», il est vrai qu’ils sont 62% à dire que le premier critère, c’est le salaire. Mais voilà, quand on pose la même question aux autres générations, on note que le pourcentage est toujours le même: 62% pour les 35-49 ans comme pour les moins de 35 ans. Autrement dit, oui, la rémunération est importante pour eux, mais comme pour tout le monde. Ni plus ni moins. Il n’y a donc aucune raison de les stigmatiser pour cela.
La stigmatisation dont sont victimes les séniors peut conduire à l’écourtement de leur carrière, souvent sous la forme d’une «placardisation», voire à leur licenciement. À ce sujet, l’étude montre que 42% des 50 ans et plus ont le sentiment d’être aujourd’hui sur un siège éjectable. Et ils sont seulement 36% à penser que, s’ils perdaient leur emploi, il leur serait facile d’en trouver un nouveau. Ces chiffres sont sans appel: la majorité des séniors souffrent d’un grave sentiment d’insécurité.
D’où l’intérêt, pour les organisations comme la vôtre, Robin, de redoubler de bienveillance à l’égard des séniors. Et ce, en les amenant à devenir un atout pour toute l’organisation, en particulier pour la relève.
L’étude de TBWACorporate préconise ainsi d’effectuer un changement culturel à l’aide, par exemple, des trois suggestions suivantes.
1. Encourager le brassage des générations
L’idée est simple: à force de se côtoyer, on finit par s’apprécier. Il convient donc de créer aussi souvent que possible des groupes de travail où sont mélangées les différentes générations. Les séniors auront dès lors de multiples occasions de faire briller, entre autres, leur savoir-faire, pour le plus grand profit de ceux qui débutent dans le métier.
2. Redorer le blason des têtes grises
Chez Pernod Ricard et Accor, il existe un organe miroir du comité exécutif de l’entreprise qui est composé de 13 membres âgés de moins de 35 ans. Son rôle: éclairer les dirigeants sur les enjeux de l’heure, porter un regard critique sur la stratégie d’entreprise, ou encore initier de nouveaux projets. Cela permet de booster, entre autres, l’engagement de la relève et la marque employeur.
Une idée ingénieuse reviendrait donc à créer un organe miroir composé d’employés âgés de 50 ans et plus, choisis pour leur connaissance de l’entreprise, leur expérience et leur engagement. Sa mission resterait à définir, mais elle pourrait justement reposer sur ces mêmes atouts. Quant à son intérêt, il saute aux yeux: un tel «comité des sages» contribuerait à redorer le blason des têtes grises auprès des autres générations.
3. Revoir la politique des 5@7
Trop souvent, les 5@7 ne permettent pas à différentes catégories d’employés de participer pleinement: par exemple, les jeunes parents se doivent de vite filer à la garderie avant qu’elle ne ferme, ou bien les 50 ans et plus préfèrent décliner l’invitation afin de ne pas avoir à se ridiculiser lors, disons, d’un karaoké, ne connaissant que les paroles de chansons quétaines comme «Nuit de folie» et autres «Macumba».
D’où l’importance de prévoir des temps de convivialité sur les horaires de travail, qui permettent aux séniors comme aux jeunes parents de prendre part à la vie de l’organisation.
Outre ces trois suggestions, d’autres voies méritent d’être empruntées, à tout le moins envisagées. Un exemple parmi d’autres: le programme Kaiku de promotion du bien-être au travail qui a été lancé en 2002 au sein des différentes administrations de l’État finlandais.
Ce programme inclut une évaluation annuelle de performance (tulosohjaus) en lien avec le bien-être individuel et collectif. Chaque employé est invité à remplir anonymement un questionnaire lui permettant d’indiquer son niveau de bien-être au travail et de soumettre des idées constructives visant à améliorer la situation, au besoin. S’il le souhaite, l’employé peut en parler ouvertement à son gestionnaire.
Mine de rien, cette évaluation contraint l’équipe de direction à vraiment tenir compte du bien-être des employés, car elle en est directement tenue responsable. Et elle est source d’idées neuves adaptées à la réalité des employés, voire de certaines catégories d’employés, comme les séniors.
Hannu Piekkola est professeur d’économie à l’Université de Vaasa, en Finlande. Ses travaux mettent au jour l’importance du bien-être au travail pour les séniors. Il en ressort en effet que lorsqu’on examine la cause des départs anticipés de leur part, 43% d’entre eux sont dus à des maux en lien avec la santé mentale (anxiété, burn-out, etc.) et 23% à des douleurs musculo-squelettiques chroniques. C’est-à-dire que nombre de séniors finissent par jeter l’éponge faute de bienveillance à leur égard.
D’où la nécessité, selon le chercheur, de multiplier les programmes de bien-être au travail. Car les séniors sont ceux qui sont les plus susceptibles d’en tirer profit. «De fait, des études finlandaises indiquent que les travailleurs âgés sont plus sensibles au stress engendré par de longues journées de travail et qu’ils ne sont pas à l’aise dans un environnement de forte concurrence», note-t-il.
Hannu Piekkola invite donc les organisations à mieux reconnaître les atouts des salariés âgés de 50 ans et plus, soit en particulier:
– Expérience professionnelle.
– Résolution de conflits.
– Attachement à une ambiance de travail agréable.
– Loyauté envers l’employeur.
– Ambitions réalistes.
L’étude de TBWACorporate abonde dans le même sens. Elle révèle que les séniors, de par leurs atouts propres, ont le profil du… gestionnaire idéal. Ils ont, en général:
– Le sens du relationnel. Capables de pédagogie et de tact, ils sont susceptibles d’être appréciés tant des collègues que des clients.
– La capacité de gérer des situations complexes. Ils sont souvent en mode solution, y compris en temps de crise. Leur calme au milieu de la tempête découle de leur longue expérience professionnelle (ils en ont vu d’autres).
– Un style de leadership propice au mentorat. Ce qui est parfait pour aider la relève à mettre le pied à l’étrier.
Voilà, Robin. Il ne tient maintenant qu’à vous de lancer une opération séduction à l’attention des séniors. Pour les faire rester en poste ou même pour les attirer à vous. Cela vous permettra d’effectuer une transition générationnelle en douceur, pour le plus grand bien de toute l’organisation.
En passant, la bédéiste française Claire Brétécher a dit dans une entrevue: «Vieillir, c’est une liberté formidable».