Recruter, c’est «Mission: Impossible» en période de pandémie?
Olivier Schmouker|Publié le 12 mai 2020La nécessité de voir les choses autrement... (Photo: Ali Yahya/Unsplash)
BLOGUE. Un taux de chômage record de 17%. Des pertes d’emplois d’une ampleur sans précédent, à hauteur de 556.500 rien qu’en avril, selon les données de Statistique Canada. Le Québec est frappé de plein fouet par la «mise sur pause» de l’économie décrétée par le premier ministre François Legault, en raison de la pandémie du nouveau coronavirus.
La question saute aux yeux : comment les entreprises vont-elles réussir à redémarrer sans que ce soit le chaos? Plus précisément, comment vont-elles réussir à sortir du confinement si jamais elles n’ont pas la main-d’oeuvre nécessaire pour cela? Une interrogation d’autant plus cruciale que le déconfinement doit se dérouler progressivement tout au long du mois de mai, selon les plans du gouvernement Legault. C’est-dire demain matin…
La réponse simple, c’est de se dire qu’il leur suffit de réembaucher, de reprendre à leur service les personnes qui avaient dû être «écartées», le temps que la tempête passe. Mais voilà, il s’agit là d’une réponse, en vérité, simpliste. Pour ne pas dire erronée.
Pourquoi? Parce que la donne a changé en matière de recrutement, à tel point qu’il ne va pas être aisé pour les employeurs de retrouver de la main-d’oeuvre intéressée par leurs prochaines offres. Loin de là. Comme en atteste une étude intitulée «Job search during the COVID-19 crisis» et signée par trois professeurs d’économie : Lena Hensvik, de l’Université d’Uppsala (Suède); Thomas Le Barbanchon, de l’Université Bocconi à Milan (Italie); et Roland Rathelot, de l’Université de Warwick (Grande-Bretagne). Regardons ça ensemble…
Les trois chercheurs ont eu accès aux données d’un des plus grands sites web d’emplois de Suède, Platsbanken. Leur idée était d’en profiter pour analyser : d’une part, le comportement des employeurs depuis le début de la pandémie; d’autre part, celui des personnes qui sont maintenant à la recherche d’un emploi. Et ce, en se disant a priori que la vague de licenciements qui avait aussitôt suivi le confinement démultiplierait l’offre de main-d’oeuvre, et donc faciliterait considérablement l’embauche pour les employeurs qui étaient demeurés en mode recrutement ou qui s’y mettraient dès la prémisse du déconfinement. Logique.
Mais ce que les trois chercheurs n’avaient pas anticipé, c’était que de grandes surprises les attendaient:
> Moins d’offres d’emplois. Depuis le début de mars 2020, les employeurs suédois ont affiché quelque 40% de postes vacants en moins. Certaines industries ont particulièrement accusé le coup, à l’image de l’hébergement et de la restauration dont les annonces ont quasiment disparu du jour au lendemain.
> Moins de clics sur le site web. On aurait pu imaginer que le nombre de clics sur le site web serait démultiplié du fait que le nombre de chômeurs a fortement augmenté d’un seul coup. Or, il n’en a rien été. Pis, le nombre total de clics produits par les personne à la recherche d’un emploi a… diminué! Depuis le début de la pandémie, le recul a été d’environ 15%.
> Moins d’intérêt pour les offres d’emploi. Le nombre de clics sur les annonces d’emploi n’a pas augmenté avec le nombre de chômeurs. Au contraire, il a chuté! D’en moyenne 30% par annonce.
Autrement dit, la pandémie a eu un impact foudroyant sur les gens, en ce sens qu’ils se sont mis à se désintéresser de toute recherche d’emploi alors même qu’ils n’en avaient plus. Oui, elle a eu l’effet contraire de ce qu’on pouvait imaginer : un grand nombre de gens ont décroché de leur recherche d’emploi, si bien que ça a rendu la tâche des entreprises en mode embauche plus ardue que jamais.
Ce n’est pas tout. D’autres surprises attendaient encore nos trois chercheurs. De fait, les personnes à la recherche d’un emploi ont modifié leurs centres d’intérêt depuis le début de la pandémie. Nombre d’entre elles se sont mises à postuler pour:
– Des professions en lien avec le secteur de la santé. Ce qui peut s’expliquer par le fait que ce secteur-là, de toute évidence, va offrir du travail pendant encore longtemps, y compris une fois la pandémie passée.
– Des professions caractérisées par une part élevée d’heures travaillées à domicile. Le nombre de clics sur les annonces de ce type d’emploi a progressé de 5 à 7%. Un signe que le télétravail est en passe de devenir une exigence aux yeux des gens.
– Des professions difficilement automatisables à court et moyen termes. Le nombre de clics sur les annonces de ce type d’emploi a bondi de 8 à 10%. Ce qui peut vraisemblablement s’expliquer par le fait que les gens ont réalisé que leur emploi était précaire, en ce sens qu’il avait été jugé « non essentiel» par leur employeur, si bien que pour s’assurer un avenir durable il leur fallait trouver une toute autre profession dans leurs cordes. Sans quoi, la prochaine pandémie ou les prochaines avancées technologiques (robotisation, intelligence artificielle,…) risqueraient fort de les remettre automatiquement au chômage.
«Il ressort de tout cela que les personnes à la recherche d’un emploi ont changé de stratégie. De nouvelles priorités déterminent à présent leurs champs de recherche, en particulier la durabilité potentielle du futur emploi ainsi que la possibilité d’effectuer du télétravail», notent les trois chercheurs dans leur étude.
Bref, les employés remerciés ont subi un choc, peut-être même un traumatisme. Ils ne se sont pas immédiatement remis à la recherche active d’un emploi, profitant visiblement des différentes aides gouvernementales pour faire le point sur leur carrière. Et cela transparaît dans le comportement actuel de ceux qui se sont mis quête d’un nouvel emploi : priorité maintenant à la durabilité de l’emploi proposé (ex.: ne plus jamais être jugé comme «non essentiel») ainsi qu’aux conditions de travail offertes (ex.: la possibilité d’effectuer du télétravail).
Pas étonnant, par conséquent, de voir que les employeurs d’ores et déjà en mode reprise peinent plus que jamais à redémarrer, leurs emplois «d’avant» – pénibles, précaires, non essentiels, non durables,… – n’intéressant plus vraiment qui que ce soit. Tout comme vont, sans nul doute, en arracher ceux qui, dans les prochaines semaines et les prochains mois, vont commettre l’erreur d’ouvrir des postes «d’avant».
C’est que – je le souligne – la donne bel et bien a changé. La main-d’oeuvre de demain matin ne sera plus la même que celle d’hier matin. Elle va avoir de nouvelles exigences, de nouvelles priorités, de nouvelles ambitions. Et les employeurs qui ne l’auront pas saisi risquent fort de s’en mordre cruellement les doigts! Car ils auront l’impression de se retrouver en plein «Mission: Impossible», ne comprenant pas que le problème ne vient pas des personnes à la recherche d’un emploi, mais… d’eux-mêmes, faute d’avoir su évoluer. C’est aussi bête que ça.
En passant, le philosophe français Edgar Morin aime à dire: «C’esr la surprise, l’étonnement qui nous oblige à évoluer».
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