«Se payer un petit salaire crée une discipline budgétaire.» (Photo: 123RF)
À bout de souffle et en manque de main-d’oeuvre, les organisations québécoises ont un intérêt grandissant pour le portage salarial, une stratégie qui permet de profiter des services d’un futur travailleur étranger temporaire bien qu’il se trouve toujours dans son pays d’origine. Or, cette tendance n’est pas sans soulever quelques questions légales, d’après une juriste.
Également professeure au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Dalia Gesualdi-Fecteau avance que contrairement aux pays européens, où l’approche est plus populaire, le Canada s’est encore peu penché sur l’épineuse question.
A priori, certes, la démarche semble plutôt simple. En attendant que le visa et le permis de travail soient délivrés par l’État, un candidat étranger est embauché temporairement par la filiale d’une entreprise spécialisée en mobilité internationale, si les lois locales le permettent.
«On va ensuite louer les services de cette ressource-là à une entreprise d’ici le temps que les procédures d’immigration se fassent», explique Pierrot Ferlant, directeur du Service à la clientèle à Auray Sourcing international, membre de Raymond Chabot Grant Thornton.
En général, toutes les professions qui se prêtent bien au télétravail sont de bonnes candidates au portage salarial. L’employeur basé au Québec doit toutefois s’assurer de ne pas transgresser les lois en matière de gestion de données si la personne doit consulter des informations sensibles, et doit aussi lui fournir les appareils électroniques nécessaires.
«Le portage, ce n’est pas juste de prendre une ressource, d’utiliser son temps et de payer. Il y a une relation employéemployeur qui se crée», précise Nicolas Vaudenay, directeur national d’Anywr Canada.
La tierce partie se charge de tout le volet administratif et du respect des lois locales en matière de travail. L’entreprise québécoise, quant à elle, n’a plus qu’à régler une facture mensuelle qui comprend le salaire, les charges sociales et un frais de service. À Anywr, par exemple, il oscille entre 12% et 18%.
Auray Sourcing, qui offre aussi des services d’impartition à l’étranger, a lancé son «forfait hybride»pour répondre au besoin grandissant de ses clients de profiter des compétences de leurs futurs employés. «Lorsqu’elle arrive ici, la personne fait déjà partie de l’équipe. La procédure d’immigration peut être longue et ardue. Au moins, de ce côté-là, c’est réglé.»
Bien qu’Anywr le déconseille, le portage salarial est parfois utilisé pour «tester»un candidat au cours d’une période de probation, afin d’évaluer si la personne s’intègre au reste de l’équipe et si elle maîtrise les compétences que recherche son patron québécois, indique Pierrot Ferland. Lorsque son dossier est finalement en ordre auprès des autorités canadiennes, «il va y avoir une cessation de l’emploi entre [la tierce partie] et le talent. Une fois qu’il sera arrivé au Québec, il pourra travailler avec son employeur sous un nouveau contrat de travail», explique Nicolas Vaudenay.
Et c’est ici que ça se corse.
Place au débat
En effet, les lois qui protègent les employés ne sont pas adaptées à l’organisation du travail transnationale, explique Dalia Gesualdi-Fecteau.
Au moment de légiférer, «on ne se demandait pas à quel endroit les personnes effectueraient leur prestation de travail, indique la juriste. Quels sont donc les droits de ces travailleurs et travailleuses-là? La question devient encore plus intéressante quand, à terme, ces personnes souhaitent immigrer».
La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) rappelle que présentement, la «Loi sur les normes du travail (LNT) ne s’applique pas au salarié domicilié à l’étranger qui exécute sa prestation de travail entièrement à l’étranger, quel que soit l’employeur». La LNT ne fait d’ailleurs pas mention du portage salarial.
N’empêche, estime Dalia Gesualdi-Fecteau, que si la prestation de travail à l’étranger est la même que celle qui sera faite au Québec, «on peut se demander avec qui cette personne entretient un lien principal de subordination. […] Est-ce que sa durée de service commence au moment où elle arrive au Canada, ou depuis qu’elle a commencé à rendre des services alors qu’elle était à l’étranger?»
Si «chaque situation doit être évaluée à la lumière des faits qui lui sont propres», écrit par courriel la CNESST, tant que la personne n’est pas domiciliée au Québec, la LNT ne s’applique pas.
Or, l’experte en droit du travail et des travailleurs migrants se demande si le recours au portage salarial par un employeur québécois ne permet pas ultimement de faire «indirectement ce qu’il ne peut pas faire directement, soit de recourir aux services de travailleurs étrangers qui n’ont pas encore le droit de travailler au Canada».
Étant donné que «le potentiel de débat sur le plan de l’application du droit est réel», la professeure au Département des sciences juridiques de l’UQAM est d’avis que les balises et la définition de ce concept devront être précisées à mesure que ce mécanisme sera utilisé. «Il va falloir avoir une réflexion sur la nature et la portée des obligations des entreprises au Québec et au Canada.»