Les temps sont difficiles pour les gestionnaires, cadres et autres intermédiaires, alors que les transformations du monde du travail se succèdent. (Photo: 123RF)
L’avenir de la profession de gestionnaire paraît bien incertain. Au début de septembre, le magazine Business Insider rapportait que la profession était de plus en plus « toxique », et que, pour plusieurs personnes, ce travail n’en valait plus la peine. En mai, la même publication décrétait l’imminence d’un Great Unbossing, ou grand « dépatronnage », allant jusqu’à qualifier les patrons « d’espèce en voie d’extinction » dans les milieux de travail américains.
Ce « dépatronnage » chez nos voisins du Sud est, d’un côté, le résultat de mesures d’assainissement des coûts des entreprises, dans un contexte économique incertain. « L’année de l’efficacité » décrétée par Mark Zuckerberg en 2023, incarnée par des coupes massives dans les paliers intermédiaires chez Meta, en est un bon exemple.
D’un autre côté, plus près de nous, la profession fait l’objet d’un désintéressement depuis plusieurs années. Si 51 % des Canadiens disent aspirer à progresser dans leur carrière, selon les derniers résultats du sondage Tendances des carrières de Randstad, 52 % des répondants ont indiqué ne manifester aucun intérêt pour des responsabilités managériales supplémentaires. La version états-unienne montre une désertion encore plus prononcée des postes de cadres : un tiers des répondants disait carrément n’avoir aucun désir de devenir responsable d’équipe. Une étude axée sur les secteurs des TI, réalisée par la firme de développement de logiciel française CoderPad, intitulée Tendances 2024 du recrutement Tech, fait écho à ces chiffres, puisque 36 % des personnes interrogées ont affirmé ne pas vouloir endosser de responsabilités managériales.
« On commence à se poser la question si dans dix ans, il y aura encore des gens qui vont valoriser le rôle de gestionnaire », dit Elisabeth Starenkyj, coprésidente et associée principale du cabinet de ressources humaines et de recrutement La tête chercheuse. « Beaucoup de gestionnaires sont en train de se dire “je vais peut-être faire autre chose”. Ceux qui ont plus d’expérience demandent de plus en plus à avoir des rôles sans part de gestion, ou alors deviennent consultants, ce qui permet de rester un super bon expert dans un domaine, sans avoir à gérer une équipe. Les plus jeunes, eux, qui ne peuvent peut-être pas autant se permettre de quitter leur emploi, cherchent beaucoup leurs repères. Je pense qu’ils sentent que la gestion est de plus en plus compliquée. »
Le phénomène de la fatigue managériale n’est pas nouveau. Les dernières transformations en date de l’après-pandémie, comme la pénurie de main-d’œuvre et le retour au bureau, ont toutefois accentué encore davantage cette réalité. « On sent que le niveau d’ambition est beaucoup plus modéré aujourd’hui, dit Elisabeth Starenkyj. On sait bien que la priorité des nouvelles générations c’est la vie personnelle, mais est-ce que l’ambition de diriger va arriver plus tard ? Ou est-ce qu’elle n’arrivera jamais et éventuellement, on va se retrouver avec principalement d’excellents experts et d’excellents employés ? »
Dans un tel contexte, l’experte se demande quels types de professionnels mèneront les opérations. « Le gestionnaire de projets, c’est peut-être le nouveau type de gestionnaire… Une personne qui gère un projet avec différentes ressources, sans s’occuper du volet ressources humaines. On voit beaucoup, aux États-Unis particulièrement, une montée du profil de gestion du travailleur autonome. Ils vont d’un contrat à l’autre. Est-ce que c’est ça, la prochaine génération ? », se demande Elisabeth Starenkyj.
« On voit déjà cette philosophie-là dans tous les modèles de type agile : on met les meilleurs autour de la table, on livre le projet et on passe au prochain. Mais ça laisse la question des ressources humaines, et qui va gérer tout ça ? Ça, ça reste à déterminer », évoque l’experte.
Changer de modèle
Bruno Collet, consultant en transformation organisationnelle, et nouvellement Expert invité pour Les Affaires, s’étonne peu de cette cassure. Pour lui, il ne s’agit que de la manifestation de « l’obsolescence du modèle organisationnel dominant ». « Je pense qu’on est vraiment dans une période charnière, dit-il. On voit bien que le modèle actuel a fait son temps. Ça craque de partout. »
Le rôle des gestionnaires tels que nous les connaissons devra être revu, croit l’expert, ce qui pourrait aider les organisations à évoluer avec moins de capitaines à bord du même navire. « Est-ce que les différents paliers, composés de cadres intermédiaires, de cadres plus fonctionnels, puis de cadres supérieurs, apportent une valeur ajoutée à l’organisation ? Quand on voit qu’on a un gestionnaire pour huit, neuf personnes, ça ne devient pas un petit peu exagéré ? De plus en plus d’entreprises se posent la question », dit-il.
Actuellement, les gestionnaires sont pris dans un carcan, selon Bruno Collet. Le plus urgent, pour les entreprises, croit-il, est de sortir de la pensée de la gestion de crise. « Les organisations n’encouragent pas les gestionnaires à être créatifs, dit-il. Un exemple : je fais un coaching avec un comité de gestion de dix personnes. Je sais que parmi elles, il y a une personne visionnaire, qui réfléchit à un projet super intéressant, une orientation pour les cinq prochaines années… Mais autour de la table, les discussions ont toutes tourné autour des microproblèmes de chaque équipe. La rencontre s’est terminée et cette personne n’a pas parlé de son super projet, puisque son horizon de cinq ans ne concordait pas du tout avec les petits problèmes de la semaine. »
Ce que cadre veut
Caroline Ménard, présidente de Brio et fondatrice de The Transformation League, qui accompagne elle aussi différentes organisations dans leur gestion du changement, croit que les organisations du futur ne pourront pas se passer de leaders, mais que ceux-ci devront être prêts à plus de flexibilité. « Plus on responsabilise nos joueurs, plus on donne de l’autonomie, et plus on apprend à travailler véritablement en mode matriciel, dit la PDG. J’aime l’image de jouer avec toute la plage, contrairement à juste mon carré de sable. »
Pour arriver à cette forme de gestion, les dirigeants auront eux aussi leur rôle à jouer, croit-elle. « Quand des comités de direction nous sollicitent pour venir faire du coaching avec les cadres intermédiaires, je dis toujours “si vous n’êtes pas prêts à faire des changements également dans l’équipe de direction, c’est un coup d’épée dans l’eau”. Ça prend ce type de prise de conscience aux échelons supérieurs, puisque les cadres vont avoir appris à assumer des décisions, à avoir le courage de nommer des choses, à donner de la rétroaction constructive et si ça ne passe pas auprès de leur hiérarchie, ça va engendrer du cynisme. Le changement, ça se fait par l’exemple. »
Prendre acte, donc. C’est ce que la direction du service des communications dans une organisation municipale qui préfère garder l’anonymat a voulu faire pour ses 18 gestionnaires. « Nous sentions du découragement », dit Marielle* (les noms marqués d’un astérisque ont été modifiés), directrice adjointe. « Nous avions espoir de pouvoir passer aux actes, avec leur aide, pour trouver des solutions vers un meilleur équilibre. »
La direction a sondé les principaux intéressés pour connaître les sources de leur démotivation. « Le point mentionné par 70 % des gens touchait à la clarification des rôles, dit Marielle. Nous avons réalisé que pour nos gestionnaires, cela se traduisait par un besoin d’accompagnement dans le rôle de gestion. Peu de gens étudient le management et on donne souvent des promotions à nos professionnels. Il est donc essentiel d’investir dans leur accompagnement. »
L’initiative a porté fruit, précise Marielle, puisque pour « la majorité des affichages de poste en gestion depuis trois ans, les recrutements ont été faits en interne, à l’exception des emplois exigeants de nouvelles expertises. Il y avait beaucoup de candidatures venues de l’interne d’ailleurs. Cela nous indique que notre plan pour développer les capacités de certaines personnes à accepter des rôles de gestion a fonctionné. »
D’autres avenues possibles ?
Antoine*, gestionnaire dans une organisation municipale, est responsable d’une équipe de 18 personnes. Il aimerait que sa hiérarchie lui laisse plus d’autonomie dans la manière de faire appliquer les politiques. « C’est la direction qui décide, mais ultimement c’est le gestionnaire de proximité qui va devoir les implanter et peut-être se faire ramasser par les employés, si ça ne passe pas, dit-il. Comme chef, j’ai besoin de comprendre la logique d’une mesure pour la vendre à mon équipe. Je ne peux pas aller devant mon monde et dire des choses auxquelles je ne crois pas. Ça s’appelle jouer une pièce de théâtre et je ne suis pas comédien. »
Le jeune homme d’une trentaine d’années dit avoir toujours fait passer le soutien de son équipe avant les tâches plus administratives, et ce, même si cela signifie pour lui devoir travailler les soirs et fins de semaine. « Ça me fait des semaines de 50 heures, c’est sûr, dit-il. Parce que moi, c’est peut-être un défi que je me lance, mais dans une journée de travail, je vais toujours privilégier le fait de soutenir mon équipe plutôt que d’établir les budgets et travailler à la reddition. »
Antoine pense que sa stratégie libère plus de temps pour être avec les gens. Selon lui, la survie de son espèce dans les organisations passe par une transition vers un leadership plus participatif. « D’écouter les irritants des gestionnaires et d’adopter des styles de leadership dans lesquels ils ont une marge de manœuvre et un certain pouvoir sur les différentes variables de ce qu’ils doivent mettre en vigueur, je pense que ça peut aider tout le monde. »
L’autre priorité est d’être honnête quant aux réelles implications d’être gestionnaire. « C’est un métier en soi, dit-il. Il faut arrêter de mettre des lunettes roses simplement pour essayer d’attirer des gens, en leur disant que c’est la seule façon de faire évoluer leur carrière. Il faut savoir dans quoi on s’embarque. J’ajoute que les mouvements latéraux peuvent aussi permettre de se développer. Je pense qu’il y aura toujours des gestionnaires, mais c’est correct aussi de ne pas le devenir. »
Avoir le courage de tenir des conversations difficiles
Les effets de la pénurie de -main-d’œuvre sur les salaires ne peuvent être sous-estimés lorsqu’on parle de démobilisation chez les gestionnaires. Dans leur effort d’attirer les talents en 2021 et 2022, surtout, beaucoup d’organisations ont offert des salaires particulièrement élevés à certains nouveaux employés, ce qui a pu créer de l’iniquité dans les rapports gestionnaires-employés. Mélissa Pilon, experte-conseil en rémunération et fondatrice du cabinet Rémunération & Co. appelle ces rémunérations gonflées des popcorn. Malgré la fin relative de la course aux talents, les popcorns n’ont pas complètement disparu des équipes. Afin de minimiser la frustration de certains cadres, l’experte recommande aux dirigeants d’oser des conversations franches et ouvertes avec les comités de gestion. « On voit progressivement un retour vers des enveloppes budgétaires plus prudentes, et un écart un peu plus grand entre gestionnaires et salariés, dit-elle. Mais c’est sûr que ces employés-là, dans de nombreux cas, on est pris avec ! On ne pourra pas leur offrir un salaire moindre. J’ai comme philosophie que le salaire n’est pas une source de motivation dans le travail, mais il peut être une grande source de démotivation. »