Comment en sommes-nous arrivés là?
Jacques Nantel et Isabelle Thibeault|Mis à jour le 24 octobre 2024«Les consommateurs sont devenus les caryatides de l’économie, des caryatides qui ont de plus en plus les bras fatigués.» (Photo: Adobe Stock)
EXPERTS INVITÉS. Un peu comme la grenouille dans l’eau à température pièce, doucement, mollement, bien allongée dans son confort, nous observons la croissance économique de notre pays comme si cela allait de soi. L’eau est de plus en plus chaude, le maintien de cette croissance de plus en plus improbable et pourtant, nous croyons fermement que l’eau chaude est mieux qu’une eau tiède.
Depuis l’après-guerre, nous assistons à un enrichissement fulgurant de notre économie et de notre société. Au point où une croissance de 3% nous semble être une norme, une ligne sous laquelle il ne faut pas passer.
Pourtant ce seuil, cette norme, ne s’est pas imposée telle une fatalité non plus que comme la résultante de notre génie économique. Elle s’explique, après la fin de la Seconde guerre mondiale au Canada, par quatre grands phénomènes; le développement de nouveaux secteurs industriels : l’hydro-électricité, l’industrie de l’automobile, les sables bitumineux, etc. Par le développement de nouvelles technologies comme les plastiques, par la mondialisation des marchés, ainsi que par l’entrée sur le marché du travail de nouveaux travailleurs-consommateurs, les femmes.
En 1976, seulement 35% des ménages étaient composés de 2 conjoints qui travaillaient, alors qu’on en compte 75% en 2021. Cela a permis d’offrir une main-d’œuvre accrue à très bon prix en plus d’augmenter les revenus des familles et donc le niveau de consommation.
Les années 1990 nous auront offert la mondialisation, cette ouverture des économies nationales qui permet l’accroissement et la spécialisation des secteurs économiques des pays. Ce mouvement a lui aussi largement contribué au maintien de notre niveau d’enrichissement.
Au moment d’écrire ces lignes, et peut-être sans le réaliser, nous tentons de refaire le même chemin. La filière batterie devient l’industrie automobile version 2.0, l’immigration devient l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, également version 2.0. Pourtant, nous nous doutons bien que nous ne pourrons éternellement rejouer la même partition.
Deux problèmes émergent d’un tel scénario. Le premier, on le voit bien, a trait aux ressources limitées et aux conséquences que ce type de développement impose notamment les gaz à effet de serre. Le second problème, encore plus pernicieux, puisque nous le voyons depuis des décennies, est celui de l’endettement des ménages. Un endettement qui s’accroît paradoxalement au fur et à mesure ou ceux- ci s’enrichissent.
En fait, notre croissance et notre confort, on s’en doute bien, dépendent largement de notre consommation. Consommation, qui selon la mesure des dépenses effectives, représente 58% de notre produit intérieur brut, est en quelque sorte devenu le moteur de notre développement économique. Pourtant, le revenu des ménages croît rarement au rythme que nous souhaitons voir croître notre PIB. C’est là qu’intervient l’accroissement prodigieux du crédit à la consommation.
Et c’est là que s’impose cet étrange paradoxe. Nous poussons notre développement économique de sorte que les ménages puissent s’enrichir, leur consommation augmente et pourtant, leur endettement, principalement non hypothécaire, s’accroît encore plus rapidement. D’où le questionnement partagé par beaucoup d’entre nous : notre modèle de croissance économique, basé sur l’endettement peut-il s’imposer encore longtemps?
Le graphique qui suit, tiré des données de Statistique Canada, illustre bien ce paradoxe. Si depuis les années 1990 les dépenses des ménages se sont accrues, principalement grâce au développement économique dont nous avons bénéficié, nos revenus eux, n’ont pas suivis sauf pendant la pandémie. La conséquence est simple, comme nous le verrons dans la prochaine chronique, le niveau d’endettement des ménages, lui, n’a cessé de croître.
Ce développement du crédit aura permis de rendre le revenu des ménages quasi infini. Quand il n’y en a plus, il y en a encore. Si l’on a souvent tendance à justifier que l’endettement des ménages est largement constitué d’actifs immobiliers, il est important de réaliser qu’au Canada, c’est 60% des ménages qui sont propriétaires et que de ce nombre, 66% ont une hypothèque. C’est donc 40% des ménages qui remboursent ce que l’on aime qualifier de «bonne dette», alors que ce sont bien près de 90% des ménages qui ont des dettes.
Bien plus, depuis plusieurs années maintenant, la proportion de Canadiens qui sont propriétaires ne croît plus, au contraire, elle décroît. La présente crise du logement ne viendra pas simplifier cette situation. Bref la dette hypothécaire n’est plus la réponse commode qu’elle a déjà été à nous rassurer sur le niveau d’endettement des ménages.
Nous n’insisterons pas ici sur le fait que les dettes hypothécaires en forme de marges de crédit représentent par conséquent de moins en moins une «dette valable». Ce sera assurément le sujet d’une autre chronique. C’est alors que nous verrons à quel point les consommateurs sont devenus les caryatides de l’économie, des caryatides qui ont de plus en plus les bras fatigués.