Logo - Les Affaires
Logo - Les Affaires
Philippe Labrecque

Politique et philosophie en entreprise

Philippe Labrecque

Expert(e) invité(e)

21 juin 2024 | 2:49 pm

L’abondance, le problème du 21e siècle?

Philippe Labrecque|21 juin 2024

L’abondance, le problème du 21e siècle?

L'abondance à menée à nos problèmes de poids endémiques et de sédentarité excessive. (Photo: 123RF)

EXPERT INVITÉ. L’abondance est-elle LE problème du 21e siècle? La question peut sembler insensée.

Pourquoi se soucier de l’abondance quand, de toute évidence, c’est exactement l’inverse qui nous fait craindre pour l’avenir, c’est-à-dire la rareté et la pénurie de ressources naturelles, de nourriture, de richesses matérielles, de moyens financiers, notamment?

Peut-être parce que l’humanité semble avoir entamé une ère d’affluence inégalée dans son histoire et que notre cerveau, forgé par la menace constante de pénurie et de manques de ressources depuis des centaines de milliers d’années d’évolution, est mal équipé pour anticiper et gérer les problèmes d’un monde «post-pénurie» annoncée par certains futuristes.

En d’autres termes, potentiellement au seuil d’une ère de richesses tous azimuts, notre santé économique dépend peut-être plus de notre capacité à mitiger les effets de la surabondance que ceux de pénuries quelconques.

Le piège malthusien

La preuve ultime du caractère inédit de notre ère et de sa richesse exponentielle se trouve au sein de la multiplication de la population mondiale depuis le début du 19e siècle.

Grâce à la fusion de la révolution scientifique, de la révolution industrielle et des forces du capitalisme, l’humanité a échappé à la logique malthusienne, inspirée de l’économiste Thomas Malthus.

Cette logique prédisait que toute augmentation substantielle de la population mènerait à des famines et des pénuries de ressources multiples, ce qui imposerait un plafond naturel permanent à la population humaine.

À l’inverse de ces prédictions tout de même intuitives, la population mondiale et la production agricole ont augmenté exponentiellement depuis les années 1800.

Ainsi, malgré une population à nourrir qui dépasse aujourd’hui les 8 milliards d’individus, alors que nous n’étions que 900 millions voilà à peine un peu plus de deux siècles, nous produisons aujourd’hui 2 750 calories de nourriture par personne, soit une quantité largement supérieure aux besoins moyens.

De plus, à peu près tous les indicateurs liés à la hausse de la qualité de vie des citoyens ont fait des bonds spectaculaires.

On peut penser à l’augmentation significative de l’espérance de vie moyenne, aux avancées en santé publique et en médecine et, surtout, de la chute vertigineuse du taux de mortalité infantile sur la même période (approximativement de 40% de morts infantiles avant l’âge de 5 ans en 1800 à environ 0,5% aujourd’hui dans les pays développés), soit approximativement 200 ans.

On peut donc envisager le 21e siècle avec optimisme.

Pourtant, plusieurs signes nous indiquent que tout ne tourne pas rond au royaume de l’abondance qu’est devenue notre économie globale.

Maux et pathologies de l’abondance

Une industrie entière offre des solutions à ce que l’entrepreneur et investisseur Naval Ravikant nomme les «maladies de l’abondance».

Ces maux de l’abondance sont bien connus et nous affectent tous d’une façon ou d’une autre. En voici quelques exemples :

· La surstimulation de nos appareils branchés (solution-produit : camps de désintoxication tech) ;

· La surexposition à l’information et au divertissement en continu (solution-produit : applications qui bloquent l’accès à des sites et aux médias sociaux) ;

· Nos problèmes de poids endémiques et la sédentarité excessive (solution-produit : industrie du fitness, popularité des salles d’entraînement, applications de mise en forme) ;

· L’atomisation de la société (solution-produit : application de dating, univers virtuels et salle de clavardage).

Ajoutons que Ravikant ne fait peut-être qu’effleurer la surface des maux et pathologies de l’abondance.

Une expérience scientifique nommée «l’utopie des souris», de l’éthologue James B. Calhoun dans les années 1970, peut même faire craindre le pire.

Calhoun avait conçu un enclos à souris nommé «Univers 25», qui offrait aux souris une quantité infinie de nourriture et d’eau, ainsi que tout l’espace nécessaire en plus d’une protection complète contre les maladies.

Bref, la définition même de l’abondance.

En résumé, les résultats ont été catastrophiques.

Après une hausse exponentielle de la population dans les premières phases, des pathologies sociales fatales ont émergé par la suite.

Finalement, malgré l’abondance totale, la colonie s’est éteinte dans la violence, les maladies mentales et la stérilité volontaire, un phénomène que Calhoun a nommé un cloaque comportemental (behavioural sink).

Vous me direz que l’homme n’est pas une souris, certes. En revanche, certains signes émanant de notre société de l’abondance ne sont pas sans rappeler l’expérience de Calhoun.

Pathologies contemporaines

Certains phénomènes contemporains, qui ne sont pas sans rappeler l’expérience de Calhoun, semblent particulièrement pertinents pour tenter de comprendre les problèmes de notre société de l’abondance :

· Taux de natalité en chute libre mondialement

· Éclatement des structures sociales traditionnelles (famille, communautés, notamment)

· Montée significative et généralisée des problèmes de santé mentale

· Augmentation significative du nombre d’individus en âge de travailler qui se retirent du marché du travail et de la société

· Épidémie de solitude (le Royaume-Uni a même créé un ministère de la solitude).

Si l’on croit la thèse que les problèmes de l’humanité sont largement le résultat de la gestion de ressources limitées, force est de constater que l’abondance crée ce qu’on pourrait nommer un manque de «sens» qui s’exprime par les phénomènes ci-dessus.

La «quête de sens», un nouveau marché?

L’idée n’est pas de défendre un modèle économique axé sur la «décroissance», la fin du consumérisme ou une sorte de retour à la terre fantasmée dans une perspective fataliste.

Il ne faut pas non plus sombrer dans une analyse inutilement ésotérique et abstraite, sans application concrète au sein de notre économie.

La question des problèmes de l’abondance est loin d’être que théorique.

Le besoin primaire de gagner sa vie par le travail devient une notion lointaine dans une société de l’abondance.

Le travail devient une «quête de sens» que plusieurs recherchent dans leur vie professionnelle et que les départements de RH s’efforcent de matérialiser. Ceci démontre accessoirement que ce «sens» est aujourd’hui absent d’une structure sociétale qui s’étiole.

Comme mentionné plus haut, même s’ils ne le verbalisaient pas nécessairement de la même façon, plusieurs entrepreneurs ont déjà commercialisé l’idée que l’abondance inédite de notre époque cause des problèmes en nous vendant les solutions.

L’objectif est plutôt de prendre conscience que dans un monde de surplus, où tous nos besoins de base sont comblés et bien au-delà, notre économie a tendance à développer des produits et services qui exacerbent les «maladies de l’abondance» au lieu d’y remédier.

Aussi, il ne serait pas surprenant que les magnats de l’industrie du futur soient ceux qui ne régleront pas nos problèmes concrets de transports ou de livraison, mais bien ceux qui sauront offrir une solution aux multiples problèmes de l’abondance.