Le défi silencieux de la guérison chez les entrepreneurs
Marie-Eve Landry|Mis à jour le 24 octobre 2024«Oser se rendre indisponible quelques heures afin d’éliminer les interruptions et favoriser la concentration ne crée jamais une vague de départs des ressources clés.» (Photo: Adobe Stock)
EXPERTE INVITÉE. «Je sais que je suis malade. Mais si pour guérir je dois renoncer à mes acquis gagnés à la sueur de mon front, je te le dis tout de suite, on n’ira pas loin toi pis moi.»
Ce sont les paroles de Thomas*, entrepreneur chevronné, lors de notre première rencontre.
Et il est loin d’être le seul à être terrorisé à la simple idée de devoir reconsidérer les ingrédients inclus dans la recette du succès.
L’aversion à la perte, une ombre tenace sur le processus thérapeutique
L’aversion à la perte, concept développé par les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky, est un biais cognitif qui nous fait ressentir plus intensément la douleur d’une perte que le plaisir d’un gain équivalent.
Bien qu’initialement étudié en regard des risques et des pertes reliés aux investissements, ce phénomène peut aussi être observé dans d’autres sphères de notre vie.
La peur d’être rejeté peut nous amener à ne pas prendre le risque de nous affirmer pleinement dans nos relations. La crainte de perdre un certain confort peut nous conduire à repousser le changement requis dans nos habitudes de vie. Et la peur de perdre en notoriété pour avoir connu un moment de vulnérabilité peut nous convaincre que notre santé n’est point la priorité.
Ainsi, lorsqu’exposés aux symptômes bien tangibles de l’épuisement, plusieurs entrepreneurs et entrepreneures ont l’impression de faire face à un cul-de-sac: soit ils renient la réalité et continuent de voir leur état de santé se détériorer, soit ils investissent dans leur santé psychologique au prix de certains renoncements potentiels.
Et ce dilemme fait généralement émerger un second biais cognitif: la tendance à surestimer les chances que des événements rares se produisent (je vais tout perdre si je prends le temps de me soigner), tout en sous-estimant les probabilités d’événements plus fréquents (je vais m’épuiser si je continue ainsi).
Ainsi, ne voulant rien compromettre, plusieurs d’entre eux vont souvent choisir le douloureux statu quo, en espérant que la situation se résorbe d’elle-même.
Ce qui n’arrive jamais.
Les risques réels de l’inaction
Actuellement, 63% des entrepreneurs disent ressentir de la fatigue ou un manque d’énergie, 47% affirment sentir de la déprime et accomplir moins de choses que souhaité et 39% ont des problèmes de santé mentale qui nuisent à leur capacité de travailler.
Et seulement 1 entrepreneur sur 3 veut demander de l’aide spécialisée en santé psychologique.
Thomas n’est donc pas le seul à se montrer réticent à entamer les démarches requises et à faire les changements nécessaires pour éviter de sombrer vers le gouffre de l’épuisement dont les probabilités sont bien substantielles si rien n’est fait pour améliorer la situation.
Et cette réticence a un prix.
Guérir d’un épuisement professionnel prend du temps. Si l’épuisement est sévère, plusieurs mois de repos, combiné à un accompagnement professionnel bien souvent, seront requis.
Tout comme ce fut le cas pour Thomas, les conséquences d’un épuisement négligé chez le bâtisseur lui-même sont imposantes.
Avoir des difficultés de concentration menant à des décisions erronées coûte cher. Composer avec une irritabilité incontrôlée amenant des tensions relationnelles nuit au climat de travail. Voir sa motivation et sa passion s’effriter freine l’innovation et éventuellement, menace la pérennité même de l’entreprise.
Intégrer la santé psychologique comme indicateur de réussite
On peut prendre soin de soi, guérir et maintenir ses acquis professionnels.
La guérison de Thomas s’est amorcée lorsqu’il a été en mesure de prendre conscience que sa réussite en tant qu’entrepreneur ne résidait pas seulement sur sa capacité à éviter les pertes et à générer des gains (croissance de son chiffre d’affaires, rentabilité de son entreprise, augmentation des parts de marché, satisfaction de ses clients).
Considérée ainsi, bien que pertinente, la mesure de la réussite entrepreneuriale manque tristement de vision.
Pour plusieurs de mes clients, l’ajout d’un indicateur personnalisé de santé psychologique entrepreneuriale s’est avéré être un levier de transformation et de guérison.
Que ce soit la mesure de la satisfaction entrepreneuriale, du plaisir à entreprendre, du niveau de stress psychologique ressenti, un tel indicateur devrait toujours faire partie des mesures que vous prenez régulièrement de vous-même en tant qu’entrepreneur, au même titre que les mesures financières, de productivité ou d’efficience.
Rediriger l’aversion à la perte
Certes, ce regard nouveau sur la réussite impose d’opérer des changements dont l’incidence ne sera observable que par l’expérience.
Qui démontre toujours que le pire ne se produit pas.
Prendre du temps de recul et du repos régulièrement ne mène jamais à la catastrophe financière.
Oser se rendre indisponible quelques heures afin d’éliminer les interruptions et favoriser la concentration ne crée jamais une vague de départs des ressources clés.
Se délester d’une tâche sans valeur ajoutée qui épuise notre énergie vitale ne sabote jamais la croissance annuelle visée.
Ce que les données nous démontrent, c’est que ce sont des gains considérables que l’on récolte lorsqu’on investit dans la santé mentale. Jamais l’inverse.
Ce que nous devrions avoir en aversion, c’est la perte de notre santé et de notre vitalité, de notre capacité à avoir du plaisir à entreprendre et à aimer passionnément ce que l’on fait.
*Afin de préserver l’anonymat, le prénom fictif de Thomas est utilisé dans le présent article.
Sources:
BDC. (2024). Sondage sur la santé mentale des propriétaires de PME et le soutien offert: 6ème vague de sondage [Rapport de recherche].
Binette, L.F (2024). La santé mentale: un actif stratégique pour l’économie de l’innovation. Les Affaires. Repéré à La santé mentale: un actif stratégique pour l’économie de l’innovation – Les Affaires
Deloitte (2019). Les programmes de santé mentale en milieu de travail : une valeur ajoutée pour les employés et les employeurs. Récupéré de Une étude de Deloitte révèle que les programmes de santé mentale en milieu de travail ont des retombées importantes | Deloitte Canada
Martinez, F. (2010). L’individu face au risque : l’apport de Kahneman et Tversky. Idées économiques et sociales, 161(3), 15-23. Repéré à L’individu face au risque : l’apport de Kahneman et Tversky | Cairn.info
Observatoire Amarok. (2024). Les outils de l’Observatoire Amarok. Repéré à https://www.observatoire-amarok.net/sites/wordpress/index.php/outils/