«En mettant les lunettes du féminisme, on voit des choses qu’on ne percevait pas jusqu’à présent parce qu’on les avait normalisées.» (Photo: Adobe Stock)
EXPERTE INVITÉE. Je suis entrepreneuse et je suis féministe.
Une bonne partie d’entre vous arrêtera sa lecture ici.
Pour les autres qui se demandent pourquoi j’ai cru bon lâcher le mot en «F» dans une publication respectée sur les affaires, poursuivons.
On ne devient pas féministe par pur bonheur
Je suis devenue féministe sur le tard.
Malgré mon éducation libérale, je ne m’étais jamais identifié à la «lutte» féministe, l’associant plutôt à ses stéréotypes politiques tels que les suffragettes, le lesbianisme politique et certains mouvements écologistes.
C’est quand je suis entrée sur le marché du travail que j’ai commencé à comprendre.
Soudainement, les questions du taux de change féminin (84 cents pour le dollar en 2024), le deuxième quart (entre 25 et 37% du PIB entre 2015 et 2019) et le «leadership gap» (en date d’aujourd’hui, moins de 25% des femmes siègent a des conseils d’administration) prenaient un sens beaucoup plus réel.
Qui plus est, en tant que jeune femme voulant tirer son épingle du jeu corporatif, les modèles que je rencontrais se limitaient à un carriérisme dévorant qui s’accompagnait de sacrifices que je considérais hors de portée (et, pour être honnête, plutôt inhumains).
Quand j’ai lancé mon entreprise spécifiquement pour adresser le manque de représentation diversifié du succès et de l’ambition chez les femmes, j’ai commencé à y découvrir une réalité indéniable: un système de biais où des femmes extrêmement compétentes, motivées et éduquées étaient en proie à des manques flagrants de confiance en elles, des abus répétés sur le marché du travail et un risque de dépression et de «burnout» particulièrement élevé.
Ce n’étaient plus des chiffres lus sur un rapport désincarné. C’étaient de vraies personnes avec de vrais rêves et de vraies difficultés qui cherchaient comment valoriser leur expertise et assumer leur identité professionnelle… sans mettre en danger leur santé physique ou mentale.
Ce moment a marqué la mort de mon illusion méritocratique (au revoir, douce innocence!) et enclenché mon «deep dive» féministe.
Le féminisme n’est pas qu’un mouvement politique
Le féminisme comme j’ai appris à le vivre et le comprendre n’est pas qu’un mouvement politique ; c’est un changement de point de vue sur la réalité, un changement de paradigme.
En mettant les lunettes du féminisme, on voit des choses qu’on ne percevait pas jusqu’à présent parce qu’on les avait normalisées.
On commence alors à saisir les causes et conséquences d’une foule de comportements, allant de nos pensées sur notre valeur et notre utilité, en passant par les dynamiques qu’on entretient dans nos unités familiales, jusqu’aux ambitions professionnelles qui l’on choisira de suivre durant nos années productives.
Ainsi, le féminisme nous encourage à développer un état de conscience alternatif où l’on arrive à repérer comment le pouvoir est distribué à travers les systèmes politiques, économiques et sociaux qui régissent nos vies.
Cette conscientisation, c’est ce que j’appelle la phase 1 du féminisme.
Pour certains et certaines, ça va arrêter là. Pour d’autres, cette conscientisation va invariablement mener à une phase 2: l’action, le changement.
Et comme il est plus difficile de changer des systèmes déjà organisés (comme c’est le cas dans une entreprise à laquelle on appartient) plusieurs se tourneront, comme ce fut mon cas, vers l’entrepreneuriat pour tenter de corriger à la racine certaines conditions inéquitables ou oppressives.
Féminisme, un mot tabou en affaires?
Ceci étant dit, beaucoup de personnes (incluant de nombreuses femmes) résistent encore à s’identifier au mouvement féministe.
Considérant le « progrès » qui a été fait dans les 100 dernières années (après tout, on l’a eu, le droit de vote, non?), plusieurs y verront un mouvement clivant et agressif, une sorte de « guerre des genres » basée dans la colère et le ressentiment et visant un renversement du pouvoir où les femmes récupéreront enfin le gros bout du bâton.
Ainsi, pour ne pas heurter les sensibilités et surtout pour ne pas paraître pour la mégère de service, le terme restera bien caché dans un tiroir de l’inconscient collectif, parfois émergeant dans les sphères privées, mais faisant rarement apparition dans le discours professionnel ou entrepreneurial.
On préférera alors critiquer ses travers et ses imperfections, pointant une à une les incohérences des différentes vagues historiques du mouvement, afin de s’en désinvestir, préférant jouer la carte d’un #notallmen version professionnelle, tout en se reposant sur les quelques privilèges acquis sur le dos des socialistes à moustache.
Faire évoluer les consciences professionnelles
Or, c’est ici que je veux amener une réflexion.
Nous sommes entrées dans une ère où les marques sont non seulement encouragées, mais parfois même forcées de se positionner du point de vue politique et idéologique.
Nos entreprises portent désormais des identités sociales, qu’on le veuille ou non.
Être capable de réfléchir à la place que nous voulons tenir — comme employé, dirigeant ou fondateur — par rapport à l’égalité des genres, le changement climatique ou la distribution de la richesse dans le contexte du capitalisme tardif n’est plus uniquement la tâche des universitaires et décideurs politiques.
Si l’on est pour traverser vers un changement collectif du marché du travail, des conditions de rémunération, de la santé et du bien-être de nos employés et du respect de nos ressources et de notre environnement, il va falloir invariablement changer de lunettes.
Car comme l’écrivait Einstein: «On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré.»
Le féminisme, quand on arrive à dépasser les stéréotypes qui lui sont associés, nous offre cette vision alternative pour réfléchir à ces problématiques qui nous touchent au point de vue micro et macro.
L’approche est peut-être imparfaite… mais il serait temps qu’on arrête de demander aux femmes de l’être pour en voir la valeur, non?