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Le succès a-t-il un genre?

Tatiana St-Louis|Mis à jour le 22 octobre 2024

Le succès a-t-il un genre?

Comme écrivait Carol S. Dweck: «Vos atouts et vos succès deviennent un problème pour ceux qui tirent leur estime de leur apparente supériorité.» (Photo: Adobe Stock)

EXPERTE INVITÉE. Le succès est un de ces termes que l’on tient pour acquis.

Ce qui fait que lorsqu’on nous demande ce qu’il représente pour nous, on va vers les généralités: l’argent, la santé, la famille, la répercussion sociale. Peut-être une reconnaissance par-ci ou par-là.

Quand il est question de succès chez les femmes, c’est encore plus difficile à définir.

Si on ferme les yeux et qu’on essaie d’imaginer une femme «qui a réussi», qu’est-ce que l’on voit?

Si elle a beaucoup d’argent et n’a pas d’enfant, elle est égoïste et pleine de regrets.

Si elle est connue et célibataire, elle est seule et cherche encore.

Si elle a du pouvoir et de l’influence, elle est froide et intimidante.

Cette notion du «jamais assez» est la fameuse double contrainte (double bind) qui a été étudiée de manière extensive dans le contexte du leadership féminin.

De mon expérience à travailler avec des femmes entrepreneures, cet état de manque a été intériorisé à un tel point qu’il nous est souvent impossible de reconnaître, accepter et encore moins célébrer notre propre succès, et ce, peu importe l’envergure de nos ambitions.

Le problème du potentiel féminin

Quand j’ai posé la question à mon réseau à savoir quels stéréotypes de réussite nuisent le plus aux femmes, une des répondantes a cité un «compliment» qu’elle a reçu à plusieurs moments et qui allait dans ce sens:

«Tu travailles comme un homme».

Après tout, dans l’imaginaire collectif des affaires, l’entregent, la rigueur, le focus et le leadership restent des caractéristiques masculines.

Alors, au lieu de redéfinir notre vision de la femme ambitieuse et performante, on va préférer coder la go-getter comme une des boys.

En se fondant parfaitement aux attentes du paradigme actuel, le sous-texte de travailler «comme un homme» est qu’on n’aura probablement pas besoin d’accommodations particulières et qu’on ne rendra personne inconfortable.

Malgré tout, on satisfera quand même les standards de performance plus élevés que la moyenne pour le même type de reconnaissance.

Le plus déplorable dans tout ça, c’est que malgré cette meilleure performance, on sera quand même considérée, en tant que femme, comme ayant moins de «potentiel» que nos homologues masculins.

(Pour les personnes qui en doutent, je vous invite à vous familiariser avec le problème de la preuve contre le potentiel, qui a été soulevé dans une étude des chercheurs Alan Benson, Danielle Li et Kelly Shue auprès de 30 000 professionnels et publiée en 20 223.)

Encore une fois, le biais homme/femme — profondément ancré dans une réalité de genre essentialiste — contribue à perpétuer des représentations biaisées et réductrices de la capacité des femmes à réussir à leur façon.

La femme qui n’a besoin de rien

En plus de cet aveuglement face à leur potentiel de réussir à haut niveau, d’autres croyances intériorisées contribuent à dévaluer les succès que les femmes s’attribuent dans leur parcours entrepreneurial.

Parmi l’une d’elles, il y a l’idée que le succès doit avoir été acquis de manière complètement indépendante, sans quoi il ne compte pas vraiment.

De mon expérience d’avoir travaillé avec des centaines d’entrepreneures au fil des ans, c’est cette croyance qui a les plus grands effets négatifs sur leurs résultats dans le court et le moyen terme, surtout auprès de celles qui sont dans les premiers balbutiements de leur aventure entrepreneuriale.

Parce qu’elles ne veulent pas être perçues comme «moins que» et parce qu’elles ont peur de se faire voler de leur succès par un contexte ou des circonstances externes, ces «femmes indépendantes» vont trop souvent retarder le moment où elles cherchent du soutien, que ce soit sous la forme de conseil, de mentorat, d’aide financière ou même de délégation de certaines tâches-clés dans leur entreprise.

Bien entendu, ne pas construire un réseau de soutien et de collaboration n’affecte pas seulement la croissance de l’entreprise, mais peut aussi avoir des effets délétères sur la stabilité mentale et émotionnelle de l’entrepreneure. 

Le stéréotype de la «femme indépendante» peut rapidement mener au surmenage et au retrait social, augmentant la pression de trouver des solutions par et pour soi-même, sans quoi c’est game over.

De mon point de vue, cette croyance prend souvent racine dans un besoin de prouver hors de tout doute que l’on est capable non seulement de se débrouiller, mais bien de se démarquer grâce à nos propres capacités.

C’est ici que la faible estime que l’on entretient comme société par rapport au potentiel professionnel des femmes revient au galop. 

Couplé au mythe méritocratique, ce genre de camisole de force de l’indépendance augmente exponentiellement le standard qui nous sert à définir à quoi ressemble le «succès au féminin». Cela nuit principalement, bien entendu, aux filles et aux femmes qui parviennent de moins en moins à s’imaginer — et à s’identifier — à des modèles diversifiés et réalistes de réussite.

À qui cela profite-t-il?

Enfin, quand on normalise la recherche de standards impossibles dans la définition de notre succès, on en vient invariablement à développer une relation problématique avec la difficulté et avec l’échec.

Dans la logique de la double contrainte, plusieurs femmes vont alors considérer que si ce n’est pas assez difficile, c’est parce que le défi n’était pas assez grand et donc que le succès n’est pas réel. Si, au contraire, elles trouvent ça trop difficile, elles en concluent qu’elles n’étaient probablement pas faites pour ce genre de poursuite et elles vont soit baisser leur niveau d’ambition ou tout simplement laisser tomber.

C’est le fameux état d’esprit fixe que la psychologue Carol S. Dweck a popularisé dans son ouvrage Mindset: A New Psychology of Success (Ballantine, 2007).

Mais comme écrivait également Dweck dans un autre ouvrage: «Vos atouts et vos succès deviennent un problème pour ceux qui tirent leur estime de leur apparente supériorité.»

Dans une société où l’on semble si frileux à reconnaître la réussite chez les femmes, il est donc d’autant plus pertinent de continuer de s’interroger sur la question d’à quoi ressemble une femme à succès et surtout, qui bénéficie de cette difficulté à se la représenter?