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Kevyn Gagné

Parlons franchement

Kevyn Gagné

Expert(e) invité(e)

Payer pour faire semblant d’être malade

Kevyn Gagné|Publié le 22 octobre 2024

Payer pour faire semblant d’être malade

«Le mélange de la loi 68 et la télémédecine laisse la porte grande ouverte aux abus.» (Photo: Adobe Stock)

EXPERT INVITÉ. Je suis malade, et je ne peux pas travailler. À vrai dire, je ne suis pas réellement malade, je n’ai juste pas envie d’aller travailler. Puisque je ne veux pas perdre ma job, je vais dire à mon médecin qu’il me déclare malade, laissant le fardeau du mensonge sur ses épaules.

En soustrayant les fins de semaine, les journées fériées, mes trois semaines de vacances et mes cinq journées personnelles, je dois travailler l’équivalent de 233 jours. À huit heures par quart de travail, je dois théoriquement travailler et performer pendant 1864 heures dans mon année.

Dans les faits, nombre d’études tendent à démontrer que nous sommes productifs que trois heures par jour, donc 699 heures par année. Que faisons-nous avec les 1165 heures restantes? Eh bien, nous naviguons sur les réseaux sociaux; nous lisons les nouvelles; nous discutons autour de la machine à café; nous prenons soin de notre santé avec nos pauses cigarette; nous textons; nous mangeons; et bien évidemment, nous cherchons un nouvel emploi.

Mais tout ça est bien fatigant. Nous devons donc nous reposer davantage, et plutôt que de diminuer nos pauses pipi, nos allées et venues entre la machine à café, le bureau de nos collègues, et la cafétéria, nous préférons amputer davantage le temps passé à travailler.

Très peu d’articles sont connus dans la Loi sur les normes du travail (LNT), mais les articles 79.1 è 79.16 touchant les absences pour cause de maladie, et les articles 79.6.1 à 81.17 touchant les absences et les congés pour raisons familiales sont habituellement connus et mémorisés par les employés, surtout par les employés aimant s’absenter du travail fréquemment. En général, si le travailleur est au service de son employeur depuis au moins trois mois, les deux premiers jours pour lesquels il s’absente pour des motifs de maladies sont payés.

Mais deux jours, ce n’est pas beaucoup, donc les billets médicaux sont populaires. Il n’y a pas si longtemps encore, beaucoup d’employés malintentionnés pouvaient aller perdre 10 heures à l’urgence pour aller chercher un billet médical pour supporter leur absence et même pour justifier leurs absences passées en invitant le médecin n’ayant pas consulté l’employé à confirmer qu’il avait bel et bien un picotement dans la gorge il y a six jours.

Mais les temps ont changé et cette perte de temps est révolue depuis l’arrivée de la télémédecine. Dorénavant, des plateformes privées comme Eden Telemed, SM Privé ou Medecindefamille.ca émettent des billets médicaux pour justifier des arrêts de travail. Ainsi, il suffit de mentir au médecin et de payer des frais afin de recevoir le document tant prisé par les employeurs. Même si c’est contre-intuitif, de plus en plus de travailleurs sont prêts à débourser pour avoir ce billet médical. Ainsi, plutôt que de travailler et être rémunéré, certains travailleurs sont prêts à débourser de l’argent pour ne pas devoir attendre à l’urgence ou pour ne pas se présenter en clinique, et beaucoup sont prêts à débourser des centaines de dollars pour ne pas perdre leur emploi.

Or, le collège des médecins du Québec est très clair à ce sujet. Afin d’assurer la sécurité du public, le Collège recommande qu’un médecin ne prescrive pas une médication, un traitement, un test, ou l’émission d’un billet d’arrêt de travail se fiant uniquement aux informations reçues de cette personne par courriel ou par texto. Le Collège des médecins du Québec appuie l’utilisation judicieuse de la télémédecine, mais constate que celle-ci a des limites et qu’elle a parfois engendré certaines dérives ou certains abus.

Ainsi, que ce soit pour nous remettre de notre fin de semaine mouvementée, pour demeurer avec notre enfant malade, pour être présent à la maison quand le plombier viendra, pour se présenter chez le dentiste, ou pour faire ses plates-bandes, nous prenons une journée à nos frais, ou bien cinq journées supplémentaires à nos frais.

Face à cette insubordination ou à ces abus, les employeurs sont de plus en plus en déficit de confiance et exigent des billets médicaux pour justifier ces absences. Faute de quoi, les mesures disciplinaires entre en scène.

La loi 68 et l’abus

Présenté le 31 mai 2024, le projet de loi 68 intitulé Loi visant principalement à réduire la charge administrative des médecinsa été adopté le 8 octobre dernier. Le ministre du Travail, Jean Boulet, et le ministre de la Santé, Christian Dubé, croient dur comme fer que cette loi réduira la charge administrative des médecins. Concrètement, pour ces ministres, ce sont environ 600 000 plages de rendez-vous de plus par année qui seront disponibles pour offrir des soins aux Québécois.

Avec cette loi, le gouvernement espère éliminer plusieurs exigences administratives qui entraînent de la paperasse et des rendez-vous non nécessaires occasionnant moins de temps consacré à soigner leurs patientes. Présentement, et comme dans tous les secteurs, il y a une forte pénurie de médecins qui est accentuée par la constatation faite par la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec que 25 % de leur travail est consacré à des activités administratives.

Rappelons que l’objectif principal de cette loi est de limiter ou éliminer le recours aux services d’un médecin pour obtenir un document justificatif, tel qu’un certificat médical, dans le cas d’une absence de courte durée. Par exemple, un travailleur qui se serait foulé un cheveu n’a pas à obtenir une attestation médicale pour justifier son absence auprès de son employeur.

Jean Boulet, le ministre du Travail et l’architecte de la loi 68, la résume en quatre points. D’abord, il est interdit à un assureur d’exiger un service médical pour le remboursement d’un service professionnel. Deuxièmement, l’assureur ne peut plus réclamer un billet ou une visite médicale afin de rembourser une aide technique, telle que des cannes ou des lunettes. Ensuite, un employeur ne peut plus exiger un document justificatif, incluant un certificat médical, pour qu’un employé motive une absence de courte durée de trois jours et moins. Finalement, un assureur ne peut plus imposer une fréquence ou une pertinence de visite médicale lors d’une absence d’invalidité. Ce sont les médecins seuls qui détermineront le rythme de ces suivis.

Rappelons que, selon le droit actuellement en vigueur, l’employeur peut avoir le droit d’exiger une justification de l’employé qui s’absente pour cause de santé afin d’en évaluer les motifs, la durée ou la capacité de l’employé eu égard à son éventuel retour au travail. Cela s’explique notamment par le fait que, en vertu du contrat de travail, tout employeur est en droit de s’attendre à ce que son employé exécute pleinement la prestation convenue.

Conformément à ces principes, l’actuel article 79.2 LNT prévoit que l’employeur informé d’une absence pour cause de maladie peut demander au travailleur de lui fournir un document attestant ces motifs. Selon la jurisprudence arbitrale et les récentes décisions du tribunal administratif du travail, le refus injustifié de remettre un tel certificat peut constituer un motif valable à l’imposition d’une mesure disciplinaire, pouvant aller jusqu’à la fin d’emploi. Cela étant dit, l’entrée en vigueur de la loi 68 risque de bouleverser cet équilibre. Ne nous surprenons pas si un alinéa était ajouté à l’article 79.2 LNT précisant que l’employeur ne peut demander le document pour les trois premières périodes d’absence d’une durée de trois journées consécutives ou moins pris annuellement. Il serait donc interdit d’exiger un document justificatif, notamment un certificat médical, pour les trois premières absences.

Trois jours en France

Au Québec, les salles d’urgence débordent; les cliniques sans rendez-vous débordent; les agendas des médecins de famille débordent et les plages horaires disponibles fondent comme neige au soleil. Malgré tout, les employeurs exigent des formulaires et des billets médicaux pour les fins d’assurances et pour maintenir le lien d’emploi.

A priori, la télémédecine semble la solution parfaite pour avoir le document demandé par son employeur. Mais dans les faits, des questions éthiques, juridiques et morales se posent.

En France, depuis le 27 février 2024, la durée maximale d’un arrêt de travail prescrit à l’issue de consultations en ligne est limitée à trois jours, dès lors que le prescripteur n’est pas le médecin traitant du patient. Au Québec, il n’y a pas de limite pour le moment.

Rappelons qu’en 2020, la plateforme française arretmaladie.fr, a dû cesser ses activités à la demande de la justice française puisqu’elle proposait un arrêt de travail sans passer par le médecin, moyennant 25 euros.

Quatre ans plus tard, le Québec offre ce même genre de service et fait face aux mêmes problèmes et abus.

Dans le merveilleux monde du travail, les employés malheureux au travail; les employés ayant de mauvaises relations avec leur patron; les pommes pourries qui font semblant de tousser pour laisser savoir à leur patron dès le mercredi qu’une virulente grippe s’en vient dans trois ou quatre jours; les employés indisciplinés craignant la rencontre disciplinaire prévue à l’horaire demain matin; et les employés n’ayant pas apprécié les réprimandes justifiées de leur patron plus tôt dans la journée et qui quittent abruptement leur travail afin de manifester leur désaccord avec la réalité ont tous un point en commun: ils vont chercher un billet du médecin pour justifier leur absence.

Ainsi, le mélange de la loi 68 et la télémédecine offrant des billets médicaux douteux pour les arrêts de plus de trois jours laisse la porte toute grande ouverte aux abus. Comme ce fut le cas en 2020 en France, le Québec devrait réagir à toute forme d’abus d’ici 2040.