C’est un secret de Polichinelle: la justice est un secteur sous-financé depuis des décennies alors que la population augmente, et donc la demande. (Photo: Adobe Stock)
EXPERT INVITÉ. En ce début de septembre, c’est ce qu’on appelle dans le secteur juridique «La rentrée judiciaire». C’est l’occasion de faire le point sur l’état de santé du système judiciaire et sur l’état de la justice dans notre société.
Je dirige depuis maintenant quelques années une équipe d’avocat.e.s qui s’occupent de représenter les intérêts de nos clients devant les tribunaux civils et commerciaux et je peux vous confirmer que ce que nos clients doivent vivre au cours de leur passage dans ce système me laisse souvent perplexe.
Je peux cependant constater que les acteurs du système judiciaire sont de bonne volonté. On se trouve face à un problème davantage systémique pour de multiples raisons.
Ce que je souhaite ici est de vous faire part de mon expérience à titre d’avocat en pratique civile et commerciale qui a vu plusieurs centaines de clients et de dossiers.
Ma pratique m’amène à penser que la justice est difficilement accessible pour la majorité des particuliers et entrepreneurs. Voici pourquoi à mon avis.
Sous-financement de la justice
C’est un secret de Polichinelle: la justice est un secteur sous-financé depuis des décennies alors que la population augmente, et donc la demande.
Cela crée des bris de services fréquents, notamment:
- L’absence de constables spéciaux, ce qui force la remise des audiences faute de sécurité;
- L’absence de juges pour entendre des procès, ce qui cause des remises pour «encombrements du rôle»;
- L’absence de greffiers ou d’huissiers audienciers qui sont en soutien de l’appareil judiciaire;
- Etc.
Je prends l’exemple suivant dont mon équipe a été témoin à plusieurs reprises.
Le Code de procédure civile force par défaut les parties à remplir toutes les étapes requises pour la préparation d’un procès à l’intérieur d’un délai de six mois. Ainsi, nos clients dépensent beaucoup d’argent et de temps pour préparer les pièces, les procédures, les interrogatoires, etc. pour arriver à boucler la préparation d’un dossier à l’intérieur de ce court délai.
Lorsque ce processus est complété, un formulaire est rempli et déposé au dossier. On attend alors une convocation pour une audience qui sert à décider du moment du procès. Attendre cette date pour fixer la date (oui c’est cela!) peut prendre plusieurs mois, et au moment de fixer les dates du procès, on se rend souvent compte que les dates disponibles vont jusqu’à un à deux ans plus tard!
Comble de l’affaire, lorsqu’arrive le jour du procès, celui-ci peut être reporté, faute de juge pour entendre le tout.
Comment expliquer aux clients, aux témoins et aux intervenants que l’on doit accélérer un dossier en six mois selon les règles de procédure civile, avec les dépenses que cela comporte alors que le procès sera fixé dans plus de deux ans? Et comment expliquer qu’au jour du procès, celui-ci doit malheureusement être remis? C’est un euphémisme de dire qu’il y a alors un défaut d’efficience qui peut engendrer de «petites» frustrations…
Voici un exemple d’un système qui peine à répondre à la demande.
Ce sous-financement pèse gravement sur le système judiciaire et seuls les gouvernements fédéral et provincial peuvent changer la donne.
La technologie, la procédure civile et la preuve
Les règles de procédure et de preuve ont des fondements légitimes afin d’éviter les abus et d’assurer aux parties le droit d’être entendues.
Cependant, ces règles complexifient souvent grandement des dossiers qui pourraient être traités simplement.
Pourquoi ne pas standardiser les règles de pratique à travers le Québec au lieu d’avoir des règles particulières pour chaque district judiciaire?
Pourquoi ne pas instaurer des règles simplifiées de preuve et de procédure pour certains types de dossiers qui reviennent fréquemment?
Il y a aussi des questions à se poser quant à la technologie des tribunaux. Il est à mon avis anormal que l’on doive encore majoritairement travailler avec des documents papier devant le tribunal alors qu’une grande partie des documents originaux sont aujourd’hui sur des supports numériques.
Conséquences économiques
Je m’inquiète des répercussions économiques d’une justice difficile d’accès.
Imaginez le présent cas de figure: un entrepreneur a rendu un service ou vendu un produit et son client refuse de le payer suivant l’émission de la facture.
L’entrepreneur a engagé des frais pour produire ce travail (matériel, temps des employés et fournisseurs, etc.) et il a en plus payé des taxes et des impôts sur de l’argent qu’il n’a pas reçu!
Il doit donc, pour se faire payer, prendre une action devant les tribunaux, et attendre… parfois des années pour obtenir un jugement.
Pendant ce temps, pour tenter de se faire payer, cet entrepreneur a avancé les frais suivants:
- Les taxes sur sa facture;
- Les frais de cour;
- Les frais d’avocats;
- Les frais d’huissiers;
- Le temps de gestion de son dossier.
Cette petite liste est suffisante pour comprendre que l’intérêt sur une facture impayée ne peut pas toujours couvrir les coûts engendrés par une poursuite. Le comble, c’est qu’il arrive que le débiteur ne puisse pas payer ce qui est dû et qu’il fasse faillite: alors plus aucune possibilité d’être payé même avec un jugement!
Cet exemple — qui est malheureusement fréquent — peut fragiliser des entreprises honnêtes et les emplois qui en découlent lorsque l’économie ralentit. Nul ne peut attendre indéfiniment d’être payé.
La justice à deux vitesses
Devant un appareil judiciaire aussi complexe, obtenir des services juridiques adéquats demande des ressources que plusieurs entrepreneurs et particuliers n’ont pas. Étant donné que beaucoup de réclamations se situent au-delà du seuil des petites créances (15 000$), mais sont inférieures à 100 000$, dépenser plusieurs milliers de dollars pour une réclamation n’est pas toujours une décision rationnelle et proportionnelle.
À titre de solution possible, l’arbitrage a été mis de l’avant ces dernières années. L’arbitrage est une solution qui permet d’éviter les tribunaux. Essentiellement, les arbitres — qui ne sont pas juges d’un tribunal — vont rendre des décisions qui ont la force d’un jugement officiel. Cependant, ces arbitres sont payés par les parties au litige, et ces frais peuvent être importants en plus des frais d’avocats.
L’arbitrage n’est donc pas une solution adéquate pour tous et est en partie une privatisation de la justice. En effet, une grande entreprise peut se permettre plus facilement d’aller en arbitrage et peut se payer des arbitres compétents afin de rendre une décision beaucoup plus rapidement. Pour eux, l’arbitrage peut être une avenue adéquate et efficace.
Solutions et initiatives positives
Il n’y a pas que du mauvais face au système de justice. Beaucoup d’intervenants (avocats, notaires, professeurs, juristes, juges) s’investissent auprès de la population afin de mieux faire connaître les rouages juridiques notamment par l’entremise des blogues ou des cliniques juridiques. À mon avis, beaucoup de problèmes sont réglés à la base lorsque l’information est mieux comprise: une personne raisonnable ne poursuivra pas quelqu’un si elle sait que son recours est clairement perdu d’avance.
Les technologies de l’information et l’intelligence artificielle bien utilisées pourront également aider le traitement des questions de plus en plus rapidement, ce qui est une bonne chose.
La médiation a aussi avantage à être mieux connue et plus utilisée. Cela permet de rétablir les canaux de communication entre les parties. Quand la communication est rétablie, il est plus facile de trouver un terrain d’entente.
Plusieurs questions et pistes de solution pourraient être étudiées, notamment:
- Pourquoi n’aurions-nous pas un tribunal avec de plus vastes compétences en matière commerciale pour les affaires de commerce au lieu de la chambre civile générale?
- Pourquoi ne pas ramener le paiement des frais d’avocats pour la partie qui succombe aux frais de justice?
- Vaut-il la peine d’assouplir les délais de procédure et d’éliminer le délai de six mois (souvent irréaliste) pour la demande d’inscription du dossier?
- Les tribunaux peuvent-ils rendre accessibles aux parties et aux avocats leurs disponibilités et agendas?
- Comment trouver un moyen de diminuer la bureaucratie?
- Comment optimiser l’utilisation des technologies dans l’appareil judiciaire?
Conclusion
L’octroi d’une justice impartiale et équitable aux citoyens est un pilier d’une société organisée. Sans cela s’ensuivent une perte de confiance de la population et un effritement des structures économiques et sociales, car la justice n’est plus vue comme un moyen de solutionner efficacement des problèmes.
Plusieurs sont conscients des problématiques qui affectent le système de justice. Malheureusement, on constate souvent que les solutions proposées par l’État tendent à alourdir la bureaucratie reliée à la gestion des dossiers et repoussent les problèmes dans la cour des juges et des avocats qui font leur possible pour desservir la demande.
Pour ceux qui croient que les avocats peuvent être heureux de la situation, détrompez-vous. J’ai choisi ce métier, comme plusieurs de mes consœurs et confrères, afin de pouvoir aider mes clients à trouver des solutions à leurs litiges. Lorsque les solutions sont de plus en plus difficiles à trouver à cause du dysfonctionnement de l’appareil judiciaire, cela ne me réjouit pas du tout. Au contraire, nous avons un sentiment d’impuissance face à la situation.
Évidemment, le sujet est éminemment vaste et je n’ai pas la prétention de tout comprendre ni de connaître les solutions aux multiples enjeux évoqués ci-dessus. Je suis cependant motivé à participer aux discussions et aux solutions possibles.
Sur ce, bonne rentrée judiciaire aux avocats et juges, et pour les autres, je vous souhaite de ne pas avoir à y penser!