L’idée fondamentale n’a jamais été de tout nationaliser et de centraliser l’économie aux mains de l’État. Il s’agit davantage de retrouver un équilibre qui s’est perdu dans un modèle qui laisse trop de place à la recherche d’intérêts particuliers au détriment de l’intérêt collectif. (Photo: 123RF)
EXPERT INVITÉ. La majorité des gens souhaite vivre dans un système économique qui laisse place à la libre entreprise encadrée par des lois. J’en fais partie. La liberté est précieuse et s’applique aussi à plusieurs choix de nature économique.
Mais si j’ajoutais que le modèle économique actuel doit changer pour lutter contre les inégalités croissantes, protéger les écosystèmes qui soutiennent la vie sur Terre et freiner la montée d’un certain populisme autoritaire, vous ne seriez sans doute pas surpris. Les voix sont de plus en plus nombreuses à le prescrire.
Ce qui est plus surprenant toutefois, c’est que ces propos font partie d’un livre magistral de Karl Polanyi, La grande transformation, écrit au siècle dernier en pleine Seconde Guerre mondiale. D’une acuité et d’une actualité frappantes malgré son âge, le chef-d’œuvre de Polanyi soutenait en gros que l’économie devait être au service de la société et non l’inverse, à tout le moins si on voulait éviter certaines dérives qu’il pressentait avec la montée du modèle maintenant dominant, à savoir celui d’une croissance éternelle et de la primauté du profit.
L’une des thèses principales de Polanyi indiquait qu’il est utopique de croire que les marchés peuvent s’autoréguler et solutionner tous les problèmes par eux-mêmes sans intervention de l’État. De fait, cette poursuite de la croissance et du profit comme principal outil de gestion de la société a mené à des problèmes qui nous sont devenus plus qu’évidents, à commencer par les dommages environnementaux majeurs et les inégalités de richesse qui enveniment le climat social.
Il n’est pas rare d’entendre dire que l’État n’a rien à faire dans tel ou tel secteur et que le privé devrait s’en charger sans trop de contraintes. Les esprits perspicaces qui avancent la chose ne parlent que de secteurs convoités qu’ils considèrent comme rentables, bien sûr.
On pourrait ajouter qu’à chaque crise, les mêmes grands esprits sont toutefois les premiers à faire pression sur l’État pour qu’il vienne en aide au secteur privé dans le pétrin. La grave crise financière de 2008 fut un triste exemple de déréglementation bancaire menant à un fiasco que seul l’État a su contenir dans une certaine mesure.
La grande transformation portait aussi la notion que certains éléments d’une économie, comme la nature et le travail lui-même, n’existent pas pour être vendus et ne doivent donc pas être entièrement soumis à une simple dynamique de marché.
Or, les changements climatiques auxquels nous faisons face sont une conséquence directe de la marchandisation de ressources limitées et de l’épuisement de plusieurs écosystèmes financiarisés au profit d’intérêts particuliers.
Quant au travail, certains endroits du monde qui sont soumis aux impératifs du profit sont toujours la scène d’exploitation et de conditions de travail inacceptables. Plusieurs travailleurs de pays dits avancés sont aussi aux prises avec une détérioration de leurs conditions (travail temporaire, précarité, salaires anémiques) alors qu’ils sont vus comme de simples « intrants » dans une logique de production rentable.
Le rôle central de l’État
Polanyi avait prévu qu’un modèle qui met la société au service de l’économie causerait invariablement des dégâts parfois substantiels, voire irréparables. Les revendications de nombreux mouvements civiques opposés à un capitalisme sauvage en sont une conséquence et, la plupart du temps, l’État est considéré comme central dans la recherche d’une solution de rechange (non pas pour remplacer le privé, mais à tout le moins pour l’encadrer).
Le rôle central des gouvernements partout dans le monde pour combattre la pandémie et sauver les économies nationales a été un autre exemple récent de la nécessité des moyens de l’État. Quels auraient été les dommages sanitaires et économiques de la pandémie sans hôpitaux publics et sans fonds publics d’urgence à coups de milliers de milliards ?
L’idée fondamentale n’a jamais été de tout nationaliser et de centraliser l’économie aux mains de l’État. Il s’agit davantage de retrouver un équilibre qui s’est perdu dans un modèle qui laisse trop de place à la recherche d’intérêts particuliers au détriment de l’intérêt collectif. En d’autres termes, remettre l’économie au service de la société. Les considérations de justice sociale et de protection de l’environnement ne doivent plus être subordonnées à la croissance économique à courte vue.
La nécessité de plus en plus visible d’un urgent changement de cap est en droite ligne avec les critiques que Polanyi adressait à la montée d’un capitalisme sans âme. L’économie ne peut plus être une entité en soi qui évolue en parallèle à la société. Comme le craignait Polanyi, les marchés qui devaient être un outil pour développer la société sont plutôt devenus l’autorité d’organisation sociale.
Qu’on le souhaite ou non, nos sociétés devront prendre acte des analyses de Karl Polanyi et faire en sorte de remettre l’économie à sa place, soit celle d’un outil et non d’un contremaître. Cette nouvelle grande transformation passera nécessairement par le pilier gouvernemental qui devra mieux baliser les libertés du pilier privé.
Autre intervenant incontournable dans cette impérative transformation, le pilier collectif avec ses milliers d’entreprises d’économie sociale constituera aussi une source formidable de solutions pour faire en sorte que les changements soient transformateurs et non palliatifs.
Seul l’équilibre entre les trois piliers (gouvernemental, privé, collectif) favorisera la grande transformation. Nous y reviendrons.