1000 jours de guerre en Ukraine: attention à une paix prématurée et déstabilisatrice
François Normand|Édition de la mi‑septembre 2024(Photo: Adobe Stock)
EN RAPPEL. Si Kyiv négocie trop rapidement un accord de paix avec la Russie, comme le suggèrent plusieurs acteurs politiques et analystes en Occident, l’Ukraine pourrait commettre une grave erreur. De surcroît, une paix prématurée laissant gagner de facto Moscou rendrait le monde plus instable et dangereux pour nos entreprises, en Europe et ailleurs dans le monde.
Deux ans et demi après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, on peut comprendre pourquoi des voix sont plus nombreuses pour réclamer la fin de cette guerre éprouvante pour les Ukrainiens. Chaque jour ou presque, les bombardements russes tuent des civils dans l’ensemble du pays.
Certes, depuis août, l’armée ukrainienne a fait une incursion en Russie, dans la région administrative de Koursk. Cette attaque surprise a même forcé Vladimir Poutine à rapatrier des soldats engagés dans l’est de l’Ukraine pour défendre ce territoire russe, mais sans grand succès pour l’instant.
Cela dit, étant donné le déséquilibre des forces, on voit mal comment les Ukrainiens pourraient garder à long terme ce territoire qui fait un peu plus de 2160 kilomètres carrés, soit environ cinq fois la superficie de l’île de Montréal.
Mais pourquoi Kyiv a-t-il fait cette incursion ? Tout simplement pour tenter d’établir un rapport de force avec Moscou, qui n’existe pas actuellement.
Ne pas récompenser la Russie
Pour qu’un éventuel traité de paix soit acceptable pour les Ukrainiens et ait un effet stabilisateur, il ne faut pas « récompenser » la Russie pour son invasion, qui lui a permis d’accaparer 20 % du territoire ukrainien.
Bref, les deux parties doivent faire des compromis, avec des échanges de territoires. Sinon, ce sera une capitulation de l’Ukraine.
Or, dans l’état actuel des choses, c’est à peu près ce que suggèrent des acteurs politiques et des analystes, en proposant que Volodymyr Zelensky négocie un traité de paix avec Vladimir Poutine.
Aussi bien intentionnée soit-elle, cette suggestion est une mauvaise idée.
N’ayant pas de rapport de force actuellement, l’Ukraine perdrait sur toute la ligne, car la Russie n’aurait pas à céder des territoires conquis. La victoire totale russe risquerait aussi d’entraîner des conséquences graves en Europe et ailleurs dans le monde.
Comme aux échecs, l’anticipation de scénarios potentiels est une règle d’or dans l’analyse du risque géopolitique. Or, visiblement, plusieurs artisans d’une paix prématurée et imposée à l’Ukraine n’ont pas réfléchi deux ou trois coups à l’avance.
Si Vladimir Poutine gagne sur toute la ligne en Ukraine, croyez-vous vraiment qu’il s’arrêtera là ? Des analystes semblent le croire, mais il est fort légitime d’en douter.
Dans une analyse publiée en 2023, l’Atlantic Council, un groupe de réflexion américain, affirmait qu’une « paix prématurée avec Poutine pourrait être désastreuse pour la sécurité internationale ».
Selon l’organisme, un « succès » russe en Ukraine pourrait encourager le maître du Kremlin à intervenir, notamment en Moldavie et au Kazakhstan, où il y a d’importantes minorités russophones, comme en Ukraine.
Les conséquences pour Taïwan
Si Donald Trump retourne à la Maison-Blanche en janvier, Moscou pourrait aussi être tenté de tester la solidarité des pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en s’attaquant par exemple à l’Estonie, où les russophones représentent 23 % de la population.
Les États-Unis, le Canada et les Européens seraient-ils prêts à risquer le déclenchement de la Troisième Guerre mondiale pour défendre les Estoniens ?
En Asie, une victoire russe en Ukraine pourrait aussi convaincre la Chine d’accroître la pression sur Taïwan, avec un blocus maritime ou une tentative d’invasion — un scénario possible d’ici 2027, selon l’armée américaine.
Le parti communiste chinois (PCC) prétend que Taïwan est une province renégate (la 23e province chinoise). Par conséquent, l’île doit être réunifiée à la Chine continentale, comme l’ont été les anciennes colonies de Macau (portugaise) et Hong Kong (britannique).
Une victoire russe en Ukraine — qui discréditerait les États-Unis, comme après leur départ précipité et chaotique d’Afghanistan en 2021 — pourrait aussi encourager d’autres régimes autoritaires à déstabiliser leur zone d’influence.
On peut penser à l’Iran contre Israël, avec ses proxys (ses partenaires non étatiques), comme le Hezbollah libanais, les Houthis yéménites, les factions armées chiites irakiennes et le Hamas palestinien.
Un scénario à la coréenne ?
C’est sans parler de la Corée du Nord, qui est toujours à couteaux tirés avec la Corée du Sud, que le président nord-coréen Kim Jong-un menace régulièrement d’« anéantir ». Comme les deux pays ont signé un armistice en 1953 (pas un traité de paix), ils sont donc techniquement encore en guerre.
Un scénario à la coréenne — un armistice, avec un front gelé — serait d’ailleurs sans doute le moins grave des scénarios en Ukraine. Ce serait un match nul entre Kyiv et Moscou, sans gagnant ni perdant.
Au moins, ce scénario inspiré de la guerre de Corée aurait le mérite de ne pas alimenter l’impérialisme et la conquête de territoires, comme le ferait une paix prématurée et déstabilisatrice imposée à l’Ukraine en ce moment.