CHRONIQUE. Le jour où Jameson Wetmore s’est acheté Roomba, il l’a regardé aller et venir librement dans sa maison, à la découverte de chaque recoin où la poussière pouvait se cacher. Le petit robot aspirateur lui semblait fou de joie de parcourir ainsi son nouveau terrain de jeu, ce qui faisait bien son affaire puisqu’il n’aurait désormais plus à se soucier de passer l’aspirateur.
Mais voilà, M. Wetmore est professeur agrégé à la School for the Future of Innovation in Society de l’Université d’État de l’Arizona, à Tempe. Sa passion : peser le pour et le contre des nouvelles technologies, ce qui l’a amené à enquêter sur le fonctionnement de Roomba et, surtout, à découvrir que le robot – qu’il avait connecté à Alexa, l’assistant personnel intelligent d’Amazon, afin de le commander à distance – avait envoyé un plan détaillé de sa maison au géant du commerce en ligne !
«À mon insu, Amazon a ainsi glané une foule de données sur ma vie privée, a-t-il dit en mai lors de l’événement C2 Montréal. Pour faire quoi ? Allez savoir. Peut-être bien pour me bombarder de publicités visant à moderniser certains de mes équipements, je pense, notamment, à ma vieille télé…»
Derrière son trait d’humour, M. Wetmore dissimulait une profonde inquiétude : le prix à payer pour bénéficier des dernières avancées technologiques est-il la suppression de nos vies privées ? Et donc, le don de toutes nos données personnelles à qui juge bon de les exploiter ?
«C’est simple, nous sommes tous devenus des vaches à lait. Nous avons fini par accepter de nous laisser traire jour après jour, sans discontinuer, par le Big Tech – Google, Apple, Facebook… -, en échange d’une vie docile et facile», a lancé Brent Hecht, professeur d’interaction humain-algorithme à l’Université Northwestern, à Evanston (États-Unis), lors du même événement.
La question saute aux yeux : le processus est-il d’ores et déjà irréversible ? L’invasion des algorithmes est-elle inéluctable ?
C’est justement ce qu’a tenu à savoir M. Hecht, en s’associant à deux autres chercheurs, Nicholas Vincent et Shilad Sen. Ensemble, ils ont concocté un modèle de calcul permettant d’évaluer l’impact d’une «grève de données» sur un moteur de recherche destiné à produire des recommandations à ses utilisateurs. Prenons le cas d’Amazon qui, chaque fois que vous consultez la fiche d’un livre, vous recommande d’autres lectures en fonction de vos centres d’intérêt. À partir de quel moment une grève de données – par exemple, le fait de naviguer anonymement sur le Web, ou encore de cliquer massivement sur n’importe quel lien afin de déstabiliser les données recueillies vous concernant – peut-elle avoir un réel impact sur la performance du moteur de recherche d’Amazon ? Autrement dit, quelles conditions doivent être remplies pour saboter les données d’un géant du Web et, par suite, son modèle d’affaires, sachant que 35 % des ventes d’Amazon proviennent de ses recommandations et que c’est le cas pour 70 % de celles de Netflix, selon une étude du cabinet-conseil McKinsey & Company ? La réponse ? Elle est incroyable ! Il se trouve qu’il est beaucoup plus aisé d’y parvenir que ce qu’on imagine a priori :
> Le chiffre magique. Il suffit que 30 % des utilisateurs se mettent en même temps en grève de données pour que ces dernières soient gravement corrompues ; et donc, pour voir s’effondrer d’un coup le modèle d’affaires d’un Big Tech.
> La force insoupçonnée de l’homogénéité des grévistes. Le pourcentage peut être encore moindre si la grève cible un point précis et est menée par les utilisateurs les plus concernés par ce point. Ainsi, les trois chercheurs ont noté que si les femmes se mettaient en grève à propos, disons, de leurs données personnelles liées aux produits de beauté, l’impact serait dévastateur. En effet, cela irait jusqu’à parasiter le moteur de recherche des non-grévistes.
> Par-delà le boycott. Les grévistes de données peuvent être couronnés de succès dans leur lutte sans avoir à recourir au boycott : rien ne les empêche de continuer à se servir normalement des services du Big Tech visé, pourvu que cela ne concerne pas directement le domaine qui fait l’objet de la grève. Par exemple, une gréviste peut très bien continuer de faire ses courses en ligne sur Amazon, à condition de ne cliquer sur aucun produit de beauté, le temps de la grève.
«Il est donc possible d’avoir une réelle influence sur les Big Tech, sans pour autant devoir décrocher de la technologie. Ça nécessite tout simplement de se coordonner en ce sens. Ce qui va – qui sait ? – amener à la création prochaine de «syndicats virtuels» et de grèves d’un tout nouveau genre…», a dit M. Hecht.
«Au Canada, notre économie est tellement basée sur le numérique qu’on ne peut pas se permettre de voir les gens couper le robinet de leurs données. Les données seraient tendancieuses, ça freinerait l’innovation. D’où l’urgence pour les Big Tech de restaurer la confiance des utilisateurs quant à l’exploitation de leurs données, de trouver le moyen pour que chacun de nous en sorte gagnant. Donc, de travailler – enfin – non plus pour leur seul bien, mais pour celui de tous», a d’ailleurs souligné à C2 Montréal Navdeep Singh Bains, le ministre canadien de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique.
À bon entendeur, salut !
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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