Cette PME est passée du classement Profit 500 à la faillite
Diane Bérard|Mis à jour le 11 juillet 2024Matthieu Laroche, cofondateur de Cartouches Certifiées (crédit: YouTube, j'entreprends.ca)
« (…) j’ai vécu une année complète de marde. (…) C’est vrai qu’on cherche à montrer que tout va encore bien. On fait ça pour ne pas inquiéter les employés et les partenaires. (…) au final, on ne protège personne et on ne fait que s’ajouter du poids sur les épaules. C’est un peu ce que j’appelle le poids de la honte et ça vient avec le poids de la solitude. Pourtant, j’ai perdu 10lb en septembre en travaillant trop, alors j’aurais dû me sentir plus léger (…) » Matthieu Laroche, PDG de Cartouche Certifiées, à propos de la faillite de son entreprise
Ces temps-ci, on entend beaucoup parler de faillites d’entrepreneurs vedettes (Caroline Néron et Alexandre Taillefer). Des gérants d’estrade se prononcent sur ce qu’il aurait fallu faire, ne pas faire, etc. Des chroniqueurs et des journalistes sérieux produisent des comptes-rendus et des analyses utiles. Dans les deux cas, une caractéristique brouille les cartes: la célébrité de l’entrepreneur. Elle déforme le traitement qu’on accorde à ces faillites.
Ce billet raconte l’histoire de la faillite «ordinaire» d’un entrepreneur «ordinaire». Un entrepreneur comme on en trouve des milliers au Québec. Matthieu Laroche a cofondé Cartouches Certifiées en 2006. En avril 2017, il a racheté son partenaire. Il est donc l’unique propriétaire. Son entreprise faisait vivre 90 familles. Depuis le 4 décembre 2018, Cartouches Certifiées est sous séquestre. J’ai voulu savoir comment on en arrive là, comment on se sent et comment on réagit.
Un parcours sans faute
En 2012, Cartouches Certifiées s’est classée 21/50 des entreprises canadiennes émergentes affichant la croissance la plus rapide.
En 2015, elle apparaît au 71e rang des 500 entreprises canadiennes à croissance la plus rapide.
En 2017, elle apparaît au 68e du même classement. Les deux fois, elle affiche un taux de croissance annuel de 1012% sur cinq ans.
Décembre 2018, Cartouches Certifiées est sous séquestre. La banque a «tiré la plug». Matthieu a présenté une offre pour racheter son entreprise. Le banquier l’a refusé, jugeant «insultante».
Un appel d’offres public est lancé pour les actifs et la propriété intellectuelle. Il se terminait le jeudi 31 janvier à 11h. Le syndic, RCGT, a alors ouvert les enveloppes pour évaluer toutes les offres, dont celle de Matthieu qui tente une deuxième fois de racheter son entreprise (après l’offre refusée du 4 décembre). Il a trouvé des investisseurs privés. Cette fois, il ne s’agit pas d’un rachat. Cartouche Certifiées ayant été mise en faillite, les acheteurs ne seront pas responsables des dettes puisqu’il s’agira d’une nouvelle entreprise.
«Je suis un humain avec une réalité d’humain.»
Je savais que Matthieu traversait une mauvaise passe. En mai dernier, on s’est croisé à la conférence C2 Montréal. Je prenais un verre avec des participants. Matthieu passe. Il semble porter le poids du monde sur ses épaules. Je lui tends un verre, on s’installe à l’écart. Il évoque son nouveau statut de propriétaire unique, l’arrivée de son deuxième enfant, la fatigue et, surtout, la solitude. « (…) quand on est entrepreneur, c’est souvent à nous que revient la responsabilité de mobiliser nos troupes. Mais on reçoit rarement des rétroactions ou des encouragements de leur part (…) c’est normal dans un sens car nous sommes l’image forte. Mais nous sommes surtout des humains avec des réalités d’humain.» Ce soir-là, on n’a pas parlé de ses finances, juste de ses sentiments.
Le billet que je cite au début de cette chronique, j’en ai pris connaissance le jeudi 31 janvier à 22h. Je faisais une dernière veille média avant le dodo. J’ai aussitôt communiqué avec Matthieu, pour lui proposer une rencontre. Le lendemain, nous avons passé une heure et demie ensemble. Son cellulaire a vibré quelques fois pendant notre rencontre. Mais jamais l’appel qu’il attendait, soit le résultat de l’appel d’offres.
Quand j’ai quitté, Matthieu ne savait toujours pas s’il pourrait racheter ses actifs et/ou sa propriété intellectuelle ou si un autre avait emporté la mise.
Voici de quoi nous avons parlé pendant une heure et demie
Chronique d’une dérape ordinaire
«En avril 2017, j’ai racheté mon partenaire. En mai, nous avons amorcé le remplacement de notre système informatique. Cartouches Certifiées n’avait jamais eu de dettes. Nos ratios ont toujours été équilibrés, malgré la croissance. Les profits suivaient les revenus. La mise à niveau informatique, je l’ai mal gérée. J’ai fait des économies de bout de chandelle. Par exemple, j’ai recruté des consultants indiens plutôt que des Québécois, parce que leur taux horaire était moins élevé. On a quand même recruté un consultant québécois pendant trois mois. Et deux de mes employés ont aussi contribué. Ils ne remplissaient plus leur tâche régulière, il a fallu recruter pour les remplacer. Pendant ce temps, on n’arrivait plus à suivre notre information financière: l’information que nous fournissait le système était soit erronée, soit incomplète. Ceci nous a fait perdre Amazon (8% du chiffre d’affaires) comme client pendant 11 mois, car nos livraisons étaient erronées. Ce projet nous a fait perdre le focus pendant plusieurs mois. Or, compte tenu de mon récent endettement, je n’avais aucune marge de manœuvre pour l’erreur.»
Quand ça ne va plus avec ton associé
«Il aurait fallu investir plus tôt dans le système informatique. Mais, pendant un an, ni mon associé ni moi ne voulions investir de façon importante dans l’entreprise. Nous étions en processus de séparation et on ignorait qui rachèterait l’autre. Personne ne voulait se commettre dans une compagnie qui ne serait peut-être plus la sienne.»
L’entreprise du bonheur…
«J’ai voulu bâtir l’entreprise du bonheur. J’ai donné des super-conditions de travail au personnel. Je voulais devenir un employeur attirant. Je me suis dit: en donnant tout ça, les employés seront heureux. Des employés heureux, ça performe. Ça n’a pas fonctionné. J’ignore pourquoi. Je ne sais pas à quel moment les employés ont tenu les choses pour acquises. Je réalise qu’il faut d’abord être l’entreprise de la rigueur. Après, on peut aspirer à devenir l’entreprise du bonheur. Mais je ne serai pas celui qui installera la rigueur chez Cartouches Certifées. Ce n’est pas naturel pour moi. Je peux essayer d’être ultra-sévère, mais je pars de tellement loin que je vais toujours être à l’extrémité du spectre par rapport à quelqu’un qui l’est naturellement.»
Bon joueur, mauvais coach
«Les très bons joueurs font rarement de bons coachs. Bob Gainey et Wayne Gretzky en sont des exemples. Ils doivent se dire : «Pourquoi je ferais la police avec mes joueurs? Quand j’étais sur la glace, j’étais rigoureux et discipliné. Je n’avais pas besoin d’encadrement.» C’est pareil pour moi. Je ne suis pas un bon gestionnaire d’humains, je passe mon temps à accommoder tout le monde. Je suis un bon mobilisateur. J’ai des idées, mais il me faut quelqu’un pour les suivre. Peut-être devrais-je embaucher un président et me concentrer sur le développement des idées.»
La solidarité entre entrepreneurs: on partage la bière et la coke!
Matthieu est membre du Groupement des chefs d’entreprises. «Le Groupement c’est du long terme. On appartient à la même cellule pendant huit ans. C’est comme une gang de chums avec qui tu prends la bière du vendredi.» Il est aussi inscrit au parcours de deux ans de l’École d’Entrepreneurship de Beauce (EEB). Il a complété 10/12 des modules. «Chaque module s’étend sur cinq jours consécutifs. C’est comme des shoot de cocaïne. Ça te donne un gros rush d’adrénaline, tu reviens crinqué dans ton entreprise.»
Perdre et gagner
«Je suis très compétitif, je joue pour gagner. Mais il y a une énorme différence entre une partie que tu perds et celle où ton adversaire a gagné. Si j’ai perdu, c’est parce que j’ai mal joué. Si mon adversaire a gagné, c’est qu’il a mieux joué que moi. Perdre c’est platte. Me faire battre, je peux vivre avec ça.»
En ce moment tu perds ou tu te fais battre?
«Je pense que j’ai perdu. Ce qui arrive, je pense que c’est la faute des employés, mais c’est ma responsabilité. L’employé doit accomplir sa tâche. Mais je dois lui fournir les bons outils, bien l’encadrer, lui donner les ressources nécessaires et un délai raisonnable. Si le système informatique ne produit pas les bonnes données, l’employé ne peut pas accomplir sa tâche correctement. Mais si Amazon nous retire de sa liste de fournisseurs, l’employé responsable de ce dossier doit les appeler pour tenter de rétablir la situation.»
Une deuxième chance?
«Si je remporte l’appel d’offres, je sais que je n’ai aucune marge de manœuvre. Je n’aurai pas accès au crédit. Je devrai me trouver une autre banque, celle qui vient de me mettre en faillite ne veut plus rien savoir de moi. Demain, au souper de ma cohorte de l’EEB, le conférencier est Guy Cormier, le PDG de Desjardins. Je vais essayer d’avoir du temps seul avec lui pour lui raconter mon histoire. C’est une opportunité, je vais la saisir. C’est ça être entrepreneur.»
Éviter la personnelle
«J’aurais pu donner les clés de l’entreprise à la banque. Je ne l’ai pas fait. J’ai travaillé comme un cinglé pour redresser l’entreprise et maintenir sa valeur. On ne fait plus de perte. En faisant ça, je me suis nui à moi-même, puisque dans le processus du 31 janvier il a fallu que j’offre plus cher. Mais la banque m’a dit , «Si tu redresses l’entreprise, peut-être qu’on ne te mettra pas en faillite personnelle.» Ils n’ont rien voulu signer ni rien me promettre. Je leur fais confiance, je n’ai pas le choix. Tout ce que j’ai c’est 25 000$. C’est peu pour la banque, compte tenu du coût du processus de mise en faillite il ne lui restera pas grand chose. Mais pour moi 25 000$ c’est beaucoup d’argent.»
Le succès et la visibilité
«Quand un entrepreneur connaît l’échec, plusieurs se réjouissent. On peut anticiper les échos de vestiaire: «As-tu vu ce qui lui est arrivé? Il se vante pas mal moins là!» Pourquoi se réjouit-on de ce qui nous arrive? La plupart d’entre nous (les entrepreneurs) ne se vantent pas lorsqu’ils ont du succès. Ce sont les autres qui nous accordent de la visibilité. On nous appelle pour parler de notre histoire. Mais notre vie d’entrepreneur demeure la même. On gère notre boîte de notre mieux. Ce n’est pas parce qu’on est en désaccord avec les idées qu’un entrepreneur exprime sur un sujet qu’il faut être en désaccord avec son travail d’entrepreneur. Ce sont deux choses différentes.»
La liberté de l’entrepreneur…
«On devient entrepreneur pour avoir le contrôle de notre horaire, faire de l’argent et être son propre patron. Finalement, dans la majorité des cas, on ne fait pas beaucoup d’argent. Des fois, on en fait. Mais on n’en fait sûrement pas à la hauteur des efforts que l’on fournit. On ne gère pas notre horaire. Et on n’est pas notre patron. Moi, j’avais 90 patrons. Mais, on aime ça quand même… J’ai lu quelque part que 70% des entrepreneurs ont une forme de maladie mentale… C’est probablement vrai, on est tous un peu fous…»
Passer à autre chose?
«Si je perds l’appel d’offres, est-ce le signe que je dois passer à autre chose? Je me suis posé la question. J’ai travaillé 100 heures par semaine entre septembre et décembre, pour y répondre. Je consacrais 50% de mon temps au redressement, 50% à donner des informations au syndic et 50% à garder les employés, les clients et les fournisseurs mobilisés. Je sais, ça fait 150%. Mais c’est vraiment ce que j’ai consacré comme énergie pendant ces quatre mois. Avant de chercher des investisseurs, il fallait que je me prouve que l’entreprise pouvait continuer et que j’avais envie qu’elle continue. On a perdu 100 000$ par mois pendant 12 mois. Depuis le redressement, on dégage un léger profit. Et je sais que je n’ai pas fait le tour de cette idée.»