Photo : Jason Strull pour Unsplash
BLOGUE INVITÉ. Dans un passé pas si lointain et qui pourtant semble à des années lumières, une grande partie de notre vie sociale se passait au bureau. La pandémie en a décidé autrement et nos contacts sociaux ont régressé. La vaccination a redonné un espoir, que la quatrième vague ébranle. Et quand on nous dit que nous devrons apprendre à vivre avec la calamité, cela signifie que les entreprises sont forcées de repenser l’univers du boulot. Certains avantages du télétravail ont provoqué des changements à la vitesse grand V et on voit le mode hybride, à des degrés variables, s’installer en force. En mesurons-nous pleinement les impacts?
Comme les décisions des grands employeurs risquent d’avoir une influence sur les PME, voyons un peu ce qui se passe de ce côté. Microsoft et LinkedIn viennent de sortir un rapport sur le travail hybride à partir d’enquêtes internes auprès de 180 000 employés dans le monde. Le président de Microsoft en retient ce qu’il appelle le paradoxe hybride: d’un côté le désir de travailler de n’importe où et de l’autre, le besoin de vivre plus de contacts sociaux en personne. En d’autres mots, les employés veulent une chose et son contraire!
Autre complexité: l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle des uns passe par plus de temps de travail à la maison, tandis que pour les autres, il se construit par plus de temps au bureau. Les managers de Microsoft sont appelés à modéliser la flexibilité pour permettre aux employés de travailler comme ils le souhaitent. Beau casse-tête! Pendant ce temps, chez Apple, on n’est pas très chaud à l’idée du travail hybride généralisé et on réclame un minimum de trois jours par semaine au bureau, alors que les employés en veulent plus à la maison, arguant que leur productivité n’a pas baissé.
Chez nous, le plus gros employeur privé du Québec, Desjardins, a annoncé récemment une nouvelle politique de télétravail qui entrera en vigueur un mois après que la Santé publique ait levé sa recommandation de télétravail. Plusieurs employés de la coopérative n’auront plus l’obligation de venir au bureau, sauf une journée par semaine. Il y a 18 mois, une telle décision aurait été impensable. Aujourd’hui, on peut imaginer qu’elle puisse être imitée par de nombreuses entreprises. De fait, il s’en trouve déjà plusieurs qui offrent du télétravail mur à mur et cela est présenté comme un atout.
Le pour et le contre
On prend une décision parce qu’on y voit des avantages, bien sûr, mais embrasser le changement à haute vitesse rehausse nécessairement la prise de risque. Outre l’économie sur les espaces locatifs, les premiers avantages qu’on verra à la généralisation du télétravail, c’est bien sûr d’éviter de nombreuses heures de trafic à ses employés et éventuellement de leur offrir une plus grande flexibilité sur l’horaire de travail. C’est considérable. Maintenant, je me souviens avoir entendu d’un entrepreneur à l’École d’Entrepreneurship de Beauce l’importance d’analyser les effets pervers d’une décision. Alors, me montent à l’esprit plusieurs questions qui pourraient nourrir la réflexion des PME.
Le rapport de Microsoft et LinkedIn montre que la principale raison de travailler en présence est de faciliter la collaboration avec les collègues (70% des répondants), vient ensuite l’interaction sociale (61% des répondants). Les principales raisons de travailler à la maison? Éviter le transport (61%) et favoriser l’équilibre de vie (59%). Donc, il y a du bien-être augmenté dans les deux environnements. Mais si les employés sont si nombreux à souligner la collaboration facilitée au bureau, il y a lieu de s’interroger sur cet aspect crucial de l’entreprise, car la collaboration est aussi intimement liée à l’innovation. L’impact à long terme du télétravail sera à surveiller.
Ensuite, comment ferez-vous pour vraiment intégrer les nouveaux venus dans un monde du télétravail plus intensif? Pour avoir fait l’expérience de la chose, il est très difficile de savoir qui fait quoi (précisément) dans une organisation qu’on n’habite pas et ainsi, de savoir à qui poser nos questions. Il y a des postes de nature transversale dans une entreprise, pour lesquels cela est très complexe parce qu’ils sont liés à plusieurs équipes. On demande de l’aide, on saute d’une personne à une autre pour en trouver et c’est tellement fastidieux qu’on finit par se dire qu’on est mieux de se débrouiller seul. Mais on avance moins vite.
Comment surmonter la difficulté d’intégration des employés qui arrivent d’une autre ville ou même d’un autre pays quand le monde du travail ne leur offre plus que des miettes de vie sociale? Que ferez-vous des jeunes qui débutent une carrière et qui ont besoin d’apprendre et de gagner en confiance, tout autant que de se bâtir un réseau – même à l’interne? Oui, la Génération Z est née dans le numérique, mais ses besoins sociaux et ses besoins de formation, au-delà du champ actuel de compétences, sont nécessairement plus élevés que ceux de travailleurs établis.
Comment ferez-vous pour créer un sentiment d’appartenance et une culture d’entreprise dans un monde virtuel qui n’offre la présence que comme un bonheur d’occasion?
Comment verrez-vous émerger vos leaders dans ce monde virtuel où les prises de parole en réunion sont complexifiées par les limites de la technologie? Dans ce monde virtuel où on ne parvient plus à lire une grande partie du non verbal et où on ne peut plus saisir qui sont nos alliés par le jeu des regards en réunion?
Comment allez-vous contribuer au bien-être au travail des personnes seules en les laissant à distance, isolées chez elles plusieurs jours par semaine? Remarquez, la question se pose aussi pour les couples à la maison… Quand on travaille à trois mètres de chéri au quotidien, qu’on déjeune, dîne et soupe avec lui parce que notre vie sociale se réduit comme peau de chagrin, ça finit par faire des conversations vides au bout d’un certain temps! Dans son plus récent billet sur Forbes, le professeur Karl Moore de l’Université McGill relate qu’après plus d’un an de pandémie, la moitié des travailleurs américains seraient en surmenage et 61% des jeunes professionnels disent souffrir de la solitude. À méditer!
D’autres questions, liées aux impacts globaux sur le tissu socio-économique méritent réflexion, car un entrepreneur a une empreinte dans une communauté. Il fait partie d’un écosystème. Si une majorité d’entreprises optent pour du télétravail intensif, que fera-t-on des centres-ville? Les entreprises vont-elles signer leur arrêt de mort? Le tourisme à lui seul, quand il reprendra de la vigueur, ne fera pas vivre les restaurants, les commerces et la culture. Est-ce que les politiques de télétravail intensif vont contribuer en masse à l’étalement urbain? Avec quel impact sur l’environnement? On a beau retirer des autos de la circulation, si c’est pour allonger le temps de déplacement, du fait que l’employé ne rechignera pas à faire trois ou quatre heures de route pour son unique journée au bureau de la semaine, que va-t-on y gagner?
Je ne suis pas en train de plaider pour le retour du 9 à 5 au bureau cinq jours par semaine, mais avant de décider de prendre un virage à 180 degrés, réfléchir à ces questions et avoir un dialogue constructif avec ses employés, tout en considérant les besoins de votre entreprise, apparaît comme un brin de sagesse.
Les travailleurs sont réduits à un écran depuis un an et demi. Les contacts sociaux réels se limitent souvent à quelques heures par semaine. Ce fut d’abord une situation subie. Mais quelle sera votre situation choisie pour créer un nouvel équilibre?