Si on ne peut pas vraiment se fier aux données en période d'incertitude, comment peut-on se fier à ses tripes, comme Jeff Bezos ? (Photo: Getty Images)
CHRONIQUE. Le coronavirus se répand partout sur la planète et sème l’émoi, en faisant dévisser les Bourses et trembler les économies. Les économistes avertissent d’une prochaine récession. Les employeurs s’arrachent les cheveux, furieux et désemparés de ne trouver personne qui veuille travailler pour eux. Nous baignons en pleine incertitude. Impossible de nous imaginer ce à quoi ressemblera demain, ni même demain matin.
Allons-nous droit à la catastrophe ? Oui, sans nul doute, à moins que nous apprenions à… embrasser l’incertitude.
Au Canada, c’est la panique : 2 PDG sur 3 (64 %) pensent que la croissance économique du pays va ralentir dans les 12 prochains mois – ils n’étaient que 5 % à envisager une telle possibilité en 2018 -, selon une étude du cabinet-conseil PwC. Leur désarroi provient de deux facteurs principaux : d’une part, les PDG canadiens ne considèrent plus les États-Unis de Trump comme un marché clé pour la croissance de leur entreprise (ils ne sont plus que 44 % à miser sur notre voisin du Sud, alors qu’ils étaient 88 % en 2018). D’autre part, 75 % d’entre eux sont contraints de réduire la voilure, faute de main-d’oeuvre.
Jeff Bezos peut être une source d’inspiration à cet égard. Le PDG d’Amazon est souvent présenté comme le champion du big data, l’homme d’affaires qui doit ses bons choix à sa capacité hors-norme à déceler le signal du bruit environnant. Mais rien n’est plus faux : « Mes meilleures décisions, en affaires comme dans ma vie privée, je les dois à mon coeur, à mon intuition, à mes tripes, pas à l’analyse », a-t-il avoué en septembre lors de son allocution à l’Economic Club of Washington.
Statistiques trompeuses
Une approche judicieuse, surtout lorsqu’on sait combien la statistique peut être trompeuse. En 1996, la Britannique Sally Clark a perdu son nouveau-né, vraisemblablement victime du syndrome de la mort subite du nourrisson. Il s’agissait de sucroît du second bébé qu’elle perdait ainsi. Résultat ? Elle a été accusée de meurtre. Au procès, un expert a indiqué que les chances de perdre un bébé de la sorte étaient de 1 sur 8 500, et deux, de 1 sur 73 millions. Elle a été déclarée coupable, condamnée à perpétuité.
Mais c’était là ne rien saisir de la statistique. Ce qu’il fallait, c’était non pas considérer la probabilité de perdre deux enfants à cause de ce syndrome, mais plutôt regarder si un facteur génétique ou tout autre facteur envisageable jouait en défaveur de la jeune maman. Recourir aux probabilités était une grave erreur : imaginez que vous gagniez le gros lot à la loterie, que vous alliez empocher votre chèque et qu’on vous mette aussitôt en prison parce que les chances de gagner sont de 1 sur 175 millions, « signe évident qu’il y a eu fraude ». Vous voyez ? (Je vous rassure, Sally Clark a été acquittée, grâce à des statisticiens.)
Se fier à ses tripes
Bon. Si on ne peut pas vraiment se fier aux données en période d’incertitude, comment peut-on se fier à ses tripes, comme Jeff Bezos ? Eh bien, en suivant le conseil d’un incroyable écrivain américain.
Luke Rhinehart a signé le roman L’homme-dé, dans lequel le héros joue sa vie à coups de dés (comme l’auteur, qui a notamment trouvé son épouse Ann sur un jet de dé). « L’idée n’est pas de confier son destin au hasard, mais de créer sa chance, a-t-il expliqué au magazine GQ. À ceux qui s’interrogent sur ma méthode, je leur dis de rédiger six options qui s’offrent à eux, une qu’ils choisiraient normalement et cinq autres surprenantes, puis de trancher avec un dé. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que c’est là un formidable moyen de les pousser à agir, à s’extirper volontairement de leur zone de confort, confiants en eux-mêmes. Ce qui est une condition sine qua non pour sortir gagnant de n’importe quelle situation. »
Le « prix Nobel » d’économie Daniel Kahneman abonde dans le même sens : « Le succès sourit aux optimistes, à ceux qui sont confiants en eux-mêmes, surtout en période d’incertitude, a-t-il dit au Journal of Investment Consulting. Car leur aura attire à eux les gens et les ressources nécessaires pour atteindre leurs objectifs. »
Bref, l’incertitude fait peur, mais seulement jusqu’au jour où l’on ose enfin l’embrasser et la chérir. De tout son coeur. De toutes ses tripes. Osez, et vous verrez !