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Chut, votre cellulaire vous espionne!

L'économie en version corsée|Édition de la mi‑novembre 2019

Chut, votre cellulaire vous espionne!

(Photo: Yura Fresh pour Unsplash)

CHRONIQUE. L’autre jour, je suis rentré à la maison avec mon panier de légumes bio hebdomadaire rehaussé d’une nouveauté pour nous, une courge poivrée. Comme je n’avais jamais cuisiné ça auparavant, j’avais demandé sa recette personnelle au fermier, qui s’était fait un plaisir de me la donner. Heureux d’innover, je me suis aussitôt mis à la tâche, en récitant ma leçon à Myriam, ma conjointe. «Super, s’est-elle exclamée, et tu mets ça combien de temps au four ?» Et là, le blanc : le fermier me l’avait dit, mais impossible de m’en souvenir : 30 minutes ? 45 minutes ? Je ne savais plus.

«Pas grave.» Myriam a saisi le cellulaire qui traînait sur le comptoir de la cuisine, a commencé à écrire un premier mot et a aussitôt figé : elle avait à peine fini de taper le «e» de «cuire» dans le moteur de recherche qu’un lien suggéré est apparu, intitulé «Comment cuire une courge poivrée au four». Nous avons arrêté de respirer pendant une éternité…

Certains pourraient s’ébahir d’une telle prouesse technologique : de nos jours, l’intelligence artificielle (IA) est bel et bien capable d’anticiper nos besoins, mieux, de répondre à ceux-ci avant même que nous ayons conscience de leur existence. Mais Myriam et moi, ça nous fait froid dans le dos : pour qu’un tel prodige puisse se réaliser, ça nécessite une quantité astronomique de données, et donc, une écoute constante des individus, à leur insu (sans quoi les données seraient faussées, puisque chacun ferait attention à tout ce qu’il prononcerait à voix haute).

Autrement dit, finie la vie privée. N’importe quelle multinationale technologique peut tout savoir de vous et vendre ces données à n’importe qui, et ce, sans qu’aucun de nous n’aie jamais donné son consentement pour cela.

Pis, les conséquences d’un tel espionnage dépassent l’entendement. Et si le propriétaire d’une start-up au produit promis à révolutionner son secteur d’activité est inséparable de son cellulaire? Et si un membre du conseil d’administration (CA) de Bombardier assiste aux réunions, le cellulaire sur la table? Et si le premier ministre François Legault porte toujours sur lui son cellulaire (ou que son assistante garde le sien, ce qui revient au même)?

C’est clair, si quelqu’un a jugé bon de faire travailler une IA sur un couple qui se demande comment cuisiner une courge poivrée, il me paraît évident que des IA écoutent et analysent tout ce que disent les personnalités de Québec inc. Ces données-là sont on ne peut plus précieuses, donc on ne peut plus exploitables, pour ne pas dire monnayables.

Prenons le cas de Facebook… En avril 2018, le PDG Mark Zuckerberg avait juré devant le Congrès américain que son entreprise n’écoutait pas ses utilisateurs à leur insu. En août dernier, toutefois, Facebook a finalement reconnu que «certaines conversations d’utilisateurs» avaient été enregistrées et analysées «dans l’optique d’améliorer nos IA». Vérification faite, un aveu qui a suivi ceux – discrets – d’Apple, de Google et d’Amazon.

Tout ça m’a rappelé une troublante conférence à laquelle j’ai assisté en mai dernier. Cari Covent, vice-présidente, IA, chez Canadian Tire, y avait fait une rare apparition publique et avait dévoilé à cette occasion l’existence d’un projet secret dénommé «CTx».

En 2017, le CA de Canadian Tire a donné son feu vert pour le déploiement d’une IA maison dont la mission serait double : robotiser le travail des employés et mieux servir la clientèle. Depuis, une vingtaine d’experts pilotés par Mme Covent s’y dédient corps et âmes, avec d’ores et déjà des impacts concrets. Par exemple, aujourd’hui, dès qu’on met les pieds dans un Canadian Tire, «des données sont automatiquement collectées» à notre sujet, a-t-elle affirmé. Pourquoi ? «Parce que plus nous avons de données, plus nous pouvons offrir un bon service aux clients», avait-elle expliqué, en soulignant du même souffle que «le CA tenait à ce que l’anonymat des clients soit strictement préservé».

Présent, Jean-François Gagné, le président d’Element AI, avait confirmé : «Pas de data, pas d’IA. C’est aussi simple que ça», avait-il dit. Le hic ? «C’est qu’il n’existe quasiment aucune réglementation concernant les données, avait-il affirmé. Nous sommes en plein Far West, c’est la loi du plus fort, tout est permis, en toute impunité.»

Autrement dit, vous et moi, nous sommes de bêtes moutons en train de se faire tondre, impuissants et bêlants. Des multinationales puisent allègrement dans nos données personnelles – lorsqu’on parle à proximité d’un cellulaire, lorsqu’on flâne en magasin – et les transforment en or, dans notre dos. Et ce, sans que quiconque puisse s’en plaindre, vu qu’une telle pratique n’est pas réglementée, encore moins interdite.

Que faire, donc ? Se rebeller, en attendant que nos gouvernements bougent à ce sujet ! C’est du moins ce que préconise Rubez Chong Lu Ming, une chercheuse du MIT Media Lab qui planche actuellement sur des «solutions permettant aux citoyens d’éviter d’être écoutés, filmés et espionnés par leurs gadgets électroniques». L’une de ses idées préliminaires : créer un système de brouillage des capteurs d’un cellulaire, qui s’enclencherait dès qu’on lâcherait l’appareil.

Une piste a priori intéressante : la journaliste techno américaine Kara Swisher a révélé dans un de ses derniers balados qu’elle avait bouché le micro et la caméra de tous ses appareils technologiques, et même qu’elle ne naviguait plus sur le Web que de manière anonyme, grâce au VPN. Mark Zuckerberg a, lui aussi, mis du ruban noir en masse sur le micro et la caméra de son portable personnel. CQFD.

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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