Le comté de Multnomah poursuit plusieurs pétrolières et la firme McKenzie pour les tenir responsables d’un épisode climatique extrême, une vague de chaleur qui a tué 69 personnes en 2021. (La Presse Canadienne)
La firme McKinsey a participé à l’écriture d’un important rapport des Nations unies sur le financement de la lutte au changement climatique, elle envoie des délégations dans les COP sur le climat, commandite la «Climate Week» à New York et ses analyses sont utilisées par plusieurs gouvernements qui souhaitent atteindre la carboneutralité. Mais la firme de consultants conseille également les plus grands pollueurs de la planète, ce qui soulève des inquiétudes quant aux potentiels conflits d’intérêts.
Le 1er décembre 2022, quelques jours avant la tenue de la COP15 sur la biodiversité à Montréal, le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a publié un communiqué de presse indiquant que le financement de solutions basées sur la nature devrait atteindre 484 milliards $ par an d’ici 2030, si les États veulent limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré Celsius.
Le PNUE a fait cette recommandation en citant le rapport «State of Finance for Nature 2022».
Trois employés de Vivid Economics, une entreprise qui appartient à McKinsey, font partie des experts qui ont participé à l’écriture de ce rapport onusien.
«C’est comme si le fabricant de cigarettes Philip Morris écrivait une analyse pour l’administrateur de la santé publique», a réagi l’ancien consultant de McKinsey Erik Edstrom, en entrevue avec La Presse Canadienne.
«L’analyse n’est peut-être pas nécessairement mauvaise, mais vous engagez une firme qui va rendre encore plus difficile la probabilité de maintenir les émissions de GES en dessous des cibles», car «cette firme de consultants va ensuite créer toutes sortes de graphiques et de prévisions et fournir des avantages stratégiques aux sociétés d’extraction de charbon et aux grandes entreprises de combustibles fossiles», a indiqué celui qui a été consultant en environnement en Australie pour la firme McKinsey pendant un an et demi.
«Quand l’ONU engage McKinsey, elle engage une firme qui est hypocrite», a-t-il dénoncé.
«Voulez-vous vraiment embaucher quelqu’un qui travaille contre vos propres objectifs dès le lendemain avec une équipe beaucoup plus nombreuse?», a demandé Erik Eldstrom en ajoutant que McKinsey aide des entreprises qui «turbopropulsent les impacts des changements climatiques».
Le livre When McKinsey Comes to Town, écrit par deux journalistes du New York Times, rapporte que parmi les 100 plus grands émetteurs de gaz à effet de serre de la planète depuis 50 ans, McKinsey en a conseillé au moins 43 depuis 2010, dont BP, Exxon Mobil, Gazprom et Saudi Aramco, générant des centaines de millions de dollars de profits pour ces entreprises. La Presse Canadienne a demandé à McKinsey si ces données étaient exactes, mais la firme n’a pas répondu.
Selon le comté de Multnomah, en Oregon, McKenzie ne fait pas seulement que conseiller les grandes pétrolières pour qu’elles fassent plus de profits, la firme new-yorkaise a aussi aidé ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et d’autres pétrolières à tromper la population sur les changements climatiques.
Le comté de Multnomah poursuit plusieurs pétrolières et la firme McKenzie pour les tenir responsables d’un épisode climatique extrême, une vague de chaleur qui a tué 69 personnes en 2021.
«McKinsey a coordonné et participé à une campagne délibérée de désinformation visant à minimiser et/ou nier carrément la relation causale entre les émissions de GES de ses clients et les événements météorologiques extrêmes», peut-on lire dans la poursuite.
Le comté du nord-ouest des États-Unis, qui réclame plus de 50 milliards de dollars, soutient également que «les affirmations de McKinsey sur son engagement en faveur de la protection de l’environnement contrastent fortement avec les millions de dollars qu’elle a gagnés en aidant ses clients de sociétés de combustibles fossiles et d’exploitation minière à promouvoir des thèmes visant à nier l’existence et/ou la gravité du changement climatique anthropique» (causé par l’humain).
La poursuite a été déposée au mois de juin dernier, le verdict n’a pas encore été rendu et les allégations n’ont pas été prouvées en cour.
Des travaux influents sur les solutions à la crise climatique
Parallèlement aux conseils qu’elle donne aux plus grands pollueurs de la planète, McKinsey se spécialise de plus en plus dans les solutions à la crise climatique.
La firme new-yorkaise a développé une expertise pour aider les grandes entreprises et les États à se décarboner, et elle a produit des dizaines de rapports sur la lutte au changement climatique au fil des dernières années, des rapports qui sont souvent cités par des organisations qui relèvent de l’ONU comme la Convention sur la diversité biologique (CDB).
La CDB est l’organe onusien qui encadre les négociations internationales visant à enrayer la perte de biodiversité, comme la COP15 qui a eu lieu à Montréal.
Lorsqu’on écrit le nom «McKinsey» dans la barre de recherche du site de la CBD, on obtient plus de 300 résultats.
Le même type de recherche sur le site du secrétariat de la Convention Cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) procure 650 résultats.
Ces résultats font référence à des rapports onusiens qui citent les travaux de McKinsey ou encore des rapports écrits par McKinsey, ou auxquels la firme a participé, comme le document «State of Finance for Nature 2022», publié quelques jours avant la COP15 à Montréal.
McKinsey écrit également des analyses et des prédictions utilisées par de nombreux gouvernements dans la lutte au changement climatique.
Par exemple, dans le plan de l’Australie pour atteindre la carboneutralité avant 2050, le gouvernement australien cite 29 fois les travaux de McKinsey dans un document de 120 pages publié en 2021.
L’ONU puise de l’expertise chez McKinsey
Dans un échange de courriels, La Presse Canadienne a demandé au chef de l’unité du financement climatique du programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) d’élaborer sur le rôle de McKinsey dans la rédaction du rapport onusien publié avant la COP15 à Montréal.
Ivo Mulder a expliqué que McKinsey avait principalement collecté des données et analysé les besoins en investissement, à l’échelle mondiale, pour limiter le réchauffement à 1,5 degré, tout en précisant que le PNUE avait été la principale organisation à élaborer le rapport.
«La raison pour laquelle nous avons externalisé cette partie est que nous n’avions pas cette expertise dans notre équipe (notamment dans la quantification des besoins d’investissement). À l’avenir, nous repenserons à ce que nous ferons nous-mêmes et ce que nous demanderons aux partenaires et aux organisations/entreprises externes», a écrit le chef d’équipe de l’agence onusienne.
La Presse Canadienne a aussi questionné Ivo Mulder sur l’apparence de conflit d’intérêts que représente l’embauche d’une firme qui a une longue liste de clients dans l’industrie fossile pour aider à lutter contre les changements climatiques.
Le chef de l’unité du financement climatique du PNUE n’a pas répondu à cette question, et n’a pas donné suite à une demande d’entrevue.
Présence aux COP sur le climat
McKinsey est également l’un des commanditaires de la «Climate Week», la semaine sur le climat, qui se déroule actuellement à New York. L’événement, qui réunit des «leaders de l’action climatique» du monde entier, est organisé en partenariat avec les Nations unies.
«Que McKinsey soit un commanditaire important de la Climate Week est clairement inapproprié et cela mine la crédibilité de l’événement dans son ensemble, je pense que c’est de l’écoblanchiment», a indiqué Emily Sanders, du Center for Climate Integrity, une organisation environnementale new-yorkaise.
En entrevue avec La Presse Canadienne, elle a ajouté que cette commandite est d’autant plus contradictoire que McKinsey «fait actuellement l’objet d’accusations pour avoir aidé certains de ses clients à induire le public en erreur sur leur rôle dans l’alimentation de la crise climatique», en faisant référence à la poursuite du comté de Multnomah.
McKinsey est aussi présente dans les Conférences des Parties sur le climat (COP).
La firme enverra d’ailleurs une délégation à la COP28 aux Émirats arabes unis au mois de décembre prochain.
«Notre rôle en tant qu’organisateur d’événements durant la COP28 s’inscrit dans la continuité de l’engagement à long terme du cabinet pour accélérer une croissance durable et inclusive.(…) Nous créerons des outils et des solutions climatiques innovantes», peut-on lire sur le site de la firme.
À la COP27 sur le climat en Égypte en 2022, McKinsey a envoyé une équipe et organisé une quinzaine de discussions devant des auditoires auxquels participaient des gens influents.
Par exemple, lors du premier atelier, au deuxième jour de la COP, le président de Qatar Foundation International, Omran Hamad Al-Kuwari, qui a occupé des postes importants dans des entreprises de l’industrie fossile comme Qatar Petroleum et ExxonMobil, participait à un panel sur la transition énergétique avec l’ancien gouverneur de la Banque du Canada Mark Carney, qui est aujourd’hui envoyé spécial des Nations unies pour le financement de l’action climatique.
Selon la chercheuse à l’University College London (UCL) Rosie Collington, l’implication de McKinsey dans la lutte au changement climatique est de plus en plus considérable.
«Le climat et le développement durable sont parmi les domaines du marché du conseil qui connaissent la croissance la plus rapide. Alors que les gouvernements et les entreprises du monde entier sont de plus en plus sous pression pour répondre à la crise du climat et de la biodiversité, nous avons assisté à une augmentation considérable des services et des produits proposés par le secteur du conseil, y compris McKinsey, qui a investi massivement dans ce domaine, notamment en créant une nouvelle division, McKinsey Sustainability, et en acquérant de plus petits cabinets de conseil», a indiqué la co-autrice du livre «The Big Con», une enquête sur la place qu’occupe les firmes de consultants dans la sphère politique.
Des «capacités imbattables»
Selon Denis Martin, professeur à l’Université de Montréal en science politique, «les firmes comme McKinsey sont très impliquées auprès des agences de l’ONU», car celles-ci ont «peu de fonctionnaires et d’analystes, comparativement aux administrations des gouvernements nationaux» et «leur influence au plan international est significative».
Le spécialiste des questions de gouvernance et de l’éthique parlementaire a expliqué «qu’il n’y a personne comme McKinsey pour produire des algorithmes, des tableaux, des figures, des courbes. Ils ont des capacités analytiques et des systèmes d’information imbattables».
Ce type de données, «c’est leur force, et quand vous achetez un rapport de McKinsey, vous achetez en même temps, un peu, des informations sur comment les grandes entreprises pensent à propos d’un enjeu», ce qui est profitable pour l’ONU, a indiqué le professeur.
McKinsey tire également des avantages intéressants de sa collaboration avec l’ONU, selon le professeur, «car ça permet à la firme de comprendre les enjeux globaux importants, comme la lutte au changement climatique, qui préoccupent les clients de McKinsey, soit les grandes corporations».
Ce type de collaboration permet donc à McKinsey «de mieux servir ses clients».
En ce qui concerne l’apparence de conflit d’intérêts, «tout est affaire de perceptions», souligne Denis Martin en prenant soin d’indiquer que l’expertise fournie par McKinsey est «questionnable, voire critiquable».
Car, selon lui, «dans la balance entre l’intérêt public et l’intérêt privé des grandes corporations, McKinsey va toujours pencher du côté des corporations», tout simplement parce que la majorité des clients de McKinsey «sont les multinationales et les grandes corporations, et non le restaurant du coin».
«Il n’y a aucune contradiction»
Dans un échange de courriels avec La Presse Canadienne, une porte-parole de McKinsey a indiqué que la firme «publie régulièrement des recherches qui offrent aux leaders les renseignements dont ils ont besoin pour agir» et que «depuis l’élaboration de la première courbe de coûts de réduction des émissions mondiales de carbone en 2007 (toujours connue sous le nom de la «courbe McKinsey»), nous avons soutenu une série d’initiatives visant à accélérer la décarbonisation, notamment en cofondant Frontier, un mécanisme de garantie de marché d’un milliard de dollars pour stimuler la demande future de technologies d’élimination permanente du carbone».
La responsable des communications Alley Adams a également dirigé l’agence de presse vers un texte écrit en 2021 par Bob Sternfels, l’associé directeur de la firme.
«Nous servons de grands émetteurs, notamment les services publics, les mines, le pétrole et le gaz, ainsi que l’aviation, l’automobile, le transport maritime et la logistique, le ciment, les produits chimiques, l’agriculture, la gestion des déchets, l’aluminium et l’acier. Et non, il n’y a aucune contradiction entre travailler dans ces secteurs et notre engagement dans la transition», car «il n’y a aucun moyen de réduire les émissions sans travailler avec ces industries pour une transition rapide», a écrit le patron de McKinsey.
Le texte de Bob Sternfels se termine sur ces mots: «Les entreprises ne peuvent pas passer du brun au vert sans se salir un peu. Et si cela signifie que de la boue est jetée sur McKinsey, nous pouvons vivre avec cela».
La Presse Canadienne a demandé à McKinsey si elle pouvait fournir une idée du temps qu’elle investit à aider les grandes pétrolières à réduire leurs émissions de GES comparativement au temps qu’elle investit à les aider à extraire davantage de combustibles fossiles.
McKinsey n’a pas répondu à cette question.
Par Stéphane Blais
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