Tima Gros, cofondatrice d'Impak Finance fait le bilan des trois dernières années (Photo: courtoisie)
On se lance en affaires avec un plan, des jalons et des prévisions. Parfois, la vie -ou plutôt le marché- se met en travers de notre chemin. Il faut revoir sa stratégie. Un scénario plus fréquent qu’on pense. Il faut en parler.
C’est le sujet de cet article. Il raconte comment les fondateurs de la fintech Impak Finance ont adapté leur stratégie entre août 2016 et juin 2019. Je profite de leur plus récente annonce (26 juin), un partenariat avec le développeur de technologie mobile nventive, pour retracer le parcours de ces entrepreneurs.
Août 2016
Je fais la connaissance du couple Tima Gros et Paul Allard lors d’une drôle de soirée au Salon 1861, dans le quartier Petite-Bourgogne à Montréal.
Paul ne m’est pas inconnu. Il a fait les manchettes de la presse d’affaires dans les années 90, pour avoir cofondé Zaq Internactive Solutions, une société qui développait des intergiciels pour la télé interactive. Tima, par contre, je la découvre. Elle a œuvré dans le secteur du développement durable.
Je dis «drôle de soirée» parce que ce soir-là, Tima et Paul nous ont demandé d’inventer la banque de nos rêves. En petits groupes hétérogènes, nous avions carte blanche pour dessiner le service et les produits auxquels nous aspirions.
Après l’exercice, le couple d’entrepreneurs nous a expliqué que cette banque, ils allaient la créer. Elle se nommerait Impak Finance. Elle serait soumise à la loi canadienne sur les institutions financières et elle offrirait tous les services traditionnels d’une institution financière. Cela serait possible parce que le gouvernement canadien a levé l’obligation qu’une institution financière soit détenue par un groupe élevé d’actionnaires (widely held). Ce qui a ouvert la porte à de petits acteurs.
Impak Finance devait être une banque comme les autres, à une exception près: elle ne financerait que des projets à retombées sociales ou environnementales positives. Des projets qui génèrent un impact positif volontaire, au-delà du rendement financier.
Je fus la première journaliste à écrire sur cette fintech. Et j’ai suivi leur histoire depuis. La voici.
Premier test de réalité: le financement
«Notre mission est simple: faire croître l’économie d’impact, raconte Tima. À l’époque, nous estimions que cela passait par la création d’une banque. Que ces organisations étaient sous-représentées dans l’économie, faute d’accès au financement. La banque devenait l’outil pour atteindre notre mission.»
Impak Finance organise donc une campagne de sociofinancement pour réunir une première vague de capitaux. «La réponse fut bonne, mais nous avons vite réalisé que ça ne suffirait jamais. Sans compter toute la complexité réglementaire associée au lancement d’une banque», poursuit Tima.
Second test: la tournée pancanadienne
À l’été 2017, une caravane part à la rencontre d’entreprises à impact positif ainsi que d’investisseurs et de consommateurs en quête de ce type d’organisations. Le constat: tout ce beau monde se cherche sans se trouver. Retour à la mission: comment accroître le poids de l’économie d’impact, sans être une banque?
Mai 2017: pendant C2 Montréal, la gang d’Impak Finance, qui a perdu quelques illusions, mais pas son sens du marketing… lance une cryptomonnaie: le Impak Coin (MPK). «Cette décision colle à notre mission, estime Tima. Pour accroître l’économie d’impact, il faut augmenter sa crédibilité et sa transparence, ce que permet une cryptomonnaie. De plus, comme il fonctionne comme une monnaie locale – pour un écosystème au lieu d’un territoire -, notre Impak Coin allait encourager la loyauté. Nous avons même imaginé un volet récompense.»
Apprendre la patience
Le MPK a trouvé 2266 preneurs dans 86 pays. Ils ont acheté 1,4M$CAD. Mais le MPK n’est pas en circulation. «Le temps nous a appris la patience. Il faut y aller par étapes. Et nous concentrer sur ce qui fait vraiment notre différence aux yeux du marché.»
Pour l’instant, ce n’est pas pour sa vision de la banque du futur ni pour sa cryptomonnaie que le marché s’intéresse à Impak Finance. C’est pour son système d’évaluation de l’impact des organisations. C’est cette information que les investisseurs et les consommateurs recherchent. Et que les entreprises veulent afficher sur la place publique.
Le système d’évaluation d’Impak Finance s’inspire de l’Impact Management Project, un regroupement mondial de 1000 parties prenantes qui a identifié les cinq dimensions de l’impact, et de l’approche Methodology of Impact Assessment and Analysis (MIAA), développée par Investing for Good.
Les 5 dimensions de l’impact
Pour déterminer l’impact positif d’une entreprise, Impak Finance s’appuie sur des questionnaires. Il y en a trois, chacun creuse plus profondément les cinq dimensions suivantes :
1- Quoi : quel changement entraînent les produits/services de l’entreprise pour le bénéficiaire de l’impact? Quelle est l’ampleur de ce changement? Le Quoi permet d’identifier auquel, ou auxquels, des 17 objectifs de développement durable (ODD) des Nations-Unies l’entreprise contribue.
2- Combien : le changement joue-t-il un rôle important dans l’atteinte des ODD? Est-il profond? Combien de bénéficiaires sont-ils touchés? Quelle est la durée du changement? Quelle est sa rapidité?
3- Qui sont les principaux bénéficiaires du changement? Ce ne sont pas forcément les clients. Quel est leur degré de vulnérabilité face à l’enjeu auquel on s’adresse?
4- Contribution : comment l’entreprise contribue-t-elle à résoudre le problème? Apporte-t-elle une réelle valeur ajoutée? Son action a-t-elle l’effet escompté? Le changement positif ne se serait-il pas produit de toute façon? Quelle est l’interaction avec les autres parties prenantes qui contribuent à résoudre le même enjeu?
5- Risque : quels risques pourraient compromettre l’impact et sa durabilité? L’entreprise a-t-elle des effets néfastes?
Se concentrer sur les clients payants
Impak Finance vise deux clientèles: les consommateurs et les entreprises. Aux premiers, elle veut offrir une plateforme où ils pourront consommer des produits et services d’entreprises à impact positif. Les entreprises pourront aussi consommer des services et des produits entre elles. La seconde clientèle se compose de fonds d’investissement :
1- Des fonds traditionnels qui, sous la pression des investisseurs, veulent mesurer l’impact environnemental et social des entreprises de leurs portefeuilles. «Soyons clairs, ces fonds ne sont pas composés d’entreprises à mission, explique Tima. Ces organisations n’ont pas été créées pour résoudre un problème social ou environnemental. Il ne faut pas confondre l’entreprise à mission et celle qui fait de la RSE. Ceci n’empêche pas la seconde d’avoir un impact positif. Toutefois, selon notre méthodologie, la Québécoise Renaissance, qui est une entreprise à mission, aura un score d’impact plus élevé que la multinationale Unilever.»
2- Des fonds d’investissement d’impact qui cherchent des entreprises à mission pour composer leur portefeuille.
«On ne va pas le cacher, nous avons passé des moments, difficiles, confie la cofondatrice d’Impak. Nous avons rencontré beaucoup de gens enthousiastes, certes. Mais une entreprise a besoin d’entrées d’argent. Pour demeurer en affaires, il faut que des chèques se signent. Pour l’instant, c’est notre expertise en qualification d’impact qui nous gagne des contrats, alors nous orientons les efforts de ce côté. Nous avons trouvé une autre façon de remplir notre mission.»
Qu’en est-il de la plateforme d’achat et d’investissement responsable pour les consommateurs et les épargnants?
«Nous souhaitons toujours la lancer en 2019. C’est d’ailleurs pour cela que nous nous associons à la Québécoise nventive. Ce partenariat nous permettra d’avancer plus vite. nventive contribue financièrement tout en apportant son expertise technologique pour que notre place de marché responsable voit le jour.»
Optimiste?
Après trois ans à explorer l’univers de l’économie d’impact et des entreprises à mission, quel est le constat de Tima Gros? «J’en ai deux. D’abord, nos conversations nous portent à croire que 80% à 90% de la pyramide se compose de gens qui croient que les entreprises ont une mission qui va au-delà des rendements financiers. Mais, ceux qui prennent les décisions, le sommet, bénéficient trop du système pour prendre des décisions qui pourraient le changer.» Et le second constat? «Nos contrats proviennent surtout de fonds d’investissement européens. L’avancée de la finance d’impact en France s’explique en partie par l’existence d’une réglementation. La Loi PACTE, par exemple, a redéfini l’objet social des entreprises. Quand cela s’inscrit dans la gouvernance d’un État, les choses bougent plus vite.» Elle poursuit, «Paul et moi souhaitions de tout cœur que l’impulsion provienne du Québec. Mais, pour l’instant, le marché ne répond pas comme nous l’aurions espéré. Encore là, il a fallu s’adapter.» Voilà à quoi ressemble le parcours d’une entreprise, au-delà des communiqués de presse.