Le président chinois, Xi Jinping, et le président italien, Sergio Mattarella, lors d'un sommet à Rome le 22 mars. (source photo: Getty)
ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Les «nouvelles routes de la soie» de la Chine sont très ambitieuses, car elles visent à relier directement l’économie chinoise à l’Asie centrale et à l’Europe. Or, si ce projet a d’importantes retombées économiques, il s’agit avant tout d’une stratégie pour asseoir la suprématie politique de la Chine en Eurasie et dans le monde, disent les spécialistes.
Mettons d’abord en perspective ce projet titanesque terrestre et maritime (Belt and Road Iniative, en anglais), qui évoque par son gigantisme la Grande muraille de Chine, écrit le spécialiste de la Chine, Claude Meyer, dans son récent essai L’Occident face à la renaissance de la Chine (Défis économiques, géopolitiques et culturels).
Pour l’instant, le budget final du projet est difficile à établir, car ses différentes composantes (les réseaux ferroviaires, les aéroports, les routes, les ports, l’électrification, les télécommunications, etc.) n’ont pas encore été définies.
Cela dit, nous avons néanmoins un ordre de grandeur pour ce projet lancé en 2013.
Pékin dit qu’il pourrait investir jusqu’à 4 000 milliards de dollars américains à travers divers canaux, dont la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) fondée en 2014 par la Chine, et ce, pour déployer les nouvelles routes de la soie d’ici 2049, année du centième anniversaire de la fondation de la Chine communiste.
Ce montant de 4 000 G$US est énorme.
Il représente 2,5 fois le produit intérieur brut (PIB) du Canada (1 653 G$US en 2017) et presque l’équivalent de la taille de l’économie allemande (3 677 G$US en 2017), selon les données de la Banque mondiale.
À terme, ce projet facilitera le commerce entre la Chine et plus d’une soixantaine de pays, incluant des puissances comme l’Italie.
Le président chinois Xi Jinping vient d’ailleurs d’y faire une visite pour signer un protocole d’accord (un total de 29 contrats ou ententes ont été conclus) officialisant l’adhésion de l’Italie aux nouvelles routes de la soie.
Selon le quotidien français Le Monde, cet accord prévoit notamment des investissements chinois dans les ports italiens de Gênes et de Trieste, deux infrastructures stratégiques pour l’accès maritime au marché européen à partir de la Chine.
L’Italie devient ainsi le premier pays du G7 à rejoindre les nouvelles routes de la soie, et ce, au grand dam de Washington et de Bruxelles.
Selon le Financial Times de Londres, l’UE craint que l’initiative de Pékin soit moins un véhicule d’une coopération économique mutuelle qu’une stratégie visant à affirmer la force de la Chine dans le monde.
Claude Meyer, qui enseigne l’économie et les relations internationales à Science Po à Paris, affirme que la Chine a trois ambitions planétaires :
- Détenir la prééminence économique et financière en 2030.
- Créer un nouvel ordre mondial, en s’imposant d’abord en Asie et après dans le monde.
- Accroître son «soft power» (son influence politique) pour inciter d’autres pays à imiter la Chine, à se rapprocher d’elle et à aligner leurs intérêts économiques.
Ces trois ambitions représentent tout un défi pour les Occidentaux, souligne Claude Meyer.
«La fulgurante expansion de la Chine a constitué un premier défi pour l’Occident. Un second l’attend, la conquête de la suprématie planétaire par l’ancien empire du milieu», écrit-il.
Selon lui, la trajectoire «est soigneusement balisée» par le parti communiste dirigé par Xi Jinping, une trajectoire qui vise à détrôner les États-Unis comme superpuissance en 2050.
Les Américains ont bien compris la stratégie à long terme de Pékin, et surtout l’implication géopolitique de laisser une puissance dominer cette région du monde.
«Quiconque contrôle ce continent contrôle la planète»
«L’Eurasie se situant au centre du monde, quiconque contrôle ce continent contrôle la planète», écrit d’ailleurs Zbigniew Brzezinski, spécialiste en relations internationales, dans son classique Le grand échiquier (L’Amérique et le reste du monde), publié en 1997.
Selon l’ancien conseiller du président américain Jimmy Carter (1977-1981), la politique étrangère des États-Unis doit favoriser une vraie coopération mondiale en accord avec les intérêts fondamentaux de l’humanité comme la paix et la démocratie.
Or, Zbigniew Brzezinski affirme que l’apparition d’un concurrent en Eurasie, capable de dominer ce continent et de défier les États-Unis -comme semble vouloir le faire la Chine, selon plusieurs analyses- remettrait en cause cet objectif.
Washington essaie d’ailleurs de contrer les routes de la soie de la Chine, et ce, offrant ses propres services aux pays asiatiques dans le domaine des infrastructures.
Or, les fonds proposés à ce jour par les Américains de 113 M$US sont dérisoires par rapport aux 4 000 G$US que les Chinois disent vouloir investir à terme, affirme l’historien de l’Université Oxford spécialisé dans les routes de la soie, Peter Frankopan, cité par The Economist.
Le piège de la dette
L’initiative de Pékin ne préoccupe pas que Washington et Bruxelles.
Des organisations comme le Fonds monétaire international (FMI) s’inquiètent aussi de la vulnérabilité financière de plusieurs pays à qui la Chine offre de prêter de l’argent pour financer la construction d’infrastructures sur leur territoire.
Pékin est même accusé d’utiliser sa force de frappe financière pour étendre son influence économique et politique sur les pays par lesquelles transiteront les futures routes de la soie.
Selon le magazine français Capital, plusieurs pays sont déjà surendettés vis-à-vis de la Chine et finissent par abandonner à Pékin le contrôle de leurs infrastructures.
C’est notamment le cas du Sri Lanka, un petit pays insulaire de l’océan Indien.
L’État avait emprunté 1,4 G$US à la Chine pour aménager un port en eau profonde. Or, incapable d’assumer ses obligations financières, le gouvernement a été contrait à la fin de 2017 de céder le contrôle complet de l’infrastructure à la Chine pour un siècle.
Le Center for Global Development, un think tank américain, estime que l’initiative chinoise accroît «significativement» le risque de «dévissage» (l’incapacité de rembourser ses dettes) de huit pays très endettés, soit la Mongolie, le Laos, les Maldives, le Monténégro, le Pakistan, Djibouti, le Tadjikistan et le Kirghizistan.
Comme la Chine accorde ses prêts en dollars américains, les pays emprunteurs doivent donc générer des excédents commerciaux élevés pour garnir leurs réserves de change et rembourser la Chine. Or, cette stratégie n’est pas à la portée de tous les pays.
Sur le plan strictement économique, les routes de la soie stimuleront le commerce international et les investissements. La firme McKinsey estime que l’initiative de Pékin permettra à terme de relier directement 65% de la population mondiale et un quart du PIB mondial à la Chine.
Une intégration économique qui se fera toutefois au prix de l’accroissement de l’influence politique. Selon la firme J Capital Research, de Hong Kong, les nouvelles routes de la soie sont un outil d’influence politique, inscrit depuis 2017 dans la charte même du parti communiste.
Cette nouvelle influence politique aura des impacts.
Le jeu des alliances pourrait changer au détriment des États-Unis, de la France, de l’Allemagne ou du Royaume-Uni. Des pays pourraient aussi adopter des normes chinoises en matière de droit commercial, incluant la protection de la propriété intellectuelle.
Bref, la mondialisation des marchés telle que nous la connaissons pourrait graduellement se «siniser» dans cette région du monde.
Est-ce dans l’intérêt des entreprises et des investisseurs canadiens?