Et si notre vie en était changée à jamais... (Photo: Dimitri Karastelev/Unsplash)
CHRONIQUE. Ce qu’il est en train de se passer avec le coronavirus COVID-19 «ressemble furieusement au scénario de la grande crise financière de 2007-2008», a lancé mardi Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) et ex-directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). «Si rien n’est fait pour contrer le choc économique qui se profile à l’horizon, des pans entiers de nos économies risquent fort de s’effondrer», a-t-elle ajouté dans la foulée, visiblement tendue.
Ni une ni deux, les 27 chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne ont aussitôt tenu une réunion extraordinaire par visioconférence. Ensemble, ils ont débloqué mardi soir un «fonds d’investissement de 25 milliards d’euros (38,7 G$)» destiné aux systèmes de santé, aux PME, aux travailleurs dont l’emploi est bousculé par la crise ainsi que, de manière générale, aux «secteurs vulnérables de l’économie», selon Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne.
La question saute aux yeux : l’Europe surréagit-elle face à la pandémie de la COVID-19? Et plus largement, ne sommes-nous pas tous en train de paniquer pour rien (ou presque), de gaspiller efforts et ressources pour une maladie dont l’intensité est d’ailleurs en train de fléchir en Chine, son épicentre?
Un graphique permet de répondre à cela. Un graphique on ne peut plus éloquent, concocté par Mark Handley, professeur de systèmes en réseau à l’University College de Londres (Grande-Bretagne).
[Source : Mark Handley, 2020]
Le chercheur a eu l’idée de dessiner la courbe de progression du nombre de personnes atteintes par la Covid-19 dans une dizaine de pays, ces trois dernières semaines. Et il a noté que chacune des courbes – à l’exception du Japon, qui a pris à bras le corps le problème pour le régler au plus vite – suivait la même progression, soit une hausse quotidienne de 33% des cas de contamination.
Résultat? «L’Italie, le pays européen où la pandémie frappe le plus fort, a 9 jours d’avance sur l’Allemagne et la France, ou encore 11,5 jours d’avance sur les États-Unis», note-t-il dans un tweet. Ce qui signifie que l’Allemagne et la France risquent fort de connaître, dans très précisément 9 jours, la même situation dramatique que celle que connaît l’Italie aujourd’hui : plus de 10.000 personnes contaminées; plus de 630 morts; grandes villes comme Milan et Venise mises en quarantaine; suspension de tout vol commercial en provenance ou à destination de l’étranger; etc. Idem, dans 12 jours, pour les États-Unis.
Autrement dit, Mme Lagarde ne se trompe pas : il y a bel et bien des nuages noirs à l’horizon, des nuages noirs qui s’apprêtent à recouvrir à peu près toute la planète d’ici les prochains jours. Y compris l’Amérique du Nord, même si nous peinons actuellement à l’imaginer tant la vie semble ici douce et apaisée, loin des tourments mondiaux.
Maintenant, ces nuages-là vont-ils se révéler si terribles que ça? Vont-ils vraiment endommager nos économies, nos entreprises, nos emplois? Ou ne vont-ils faire que passer, après avoir frappé comme une tornade aussi brutale qu’éphémère?
«De nos jours, les économies ne sont plus des stocks, mais des flux, dit César Hidalgo, un physicien, entrepreneur et professeur d’économie à l’Université de Toulouse (France). On ne peut plus les voir à travers, par exemple, le prisme du produit intérieur brut (PIB), un instrument de mesure devenu obsolète en ce sens qu’il ne permet pas de se faire une idée de la dynamique des flux économiques.
«Pourquoi est-ce important? a poursuivi dans une récente série de tweets le Chilien que le magazine Wired UK considère comme l’une des 50 personnes susceptibles de changer le monde. Parce que c’est en considérant une économie comme un vaste réseau de flux qu’on note combien la COVID-19 représente un véritable péril économique.
Et d’expliquer : «C’est que le coronavirus ralentit le débit, indique M. Hidalgo. Il ne change rien aux infrastructures, ni au savoir que les gens ont dans leur tête, mais il affecte les interactions et les transactions, qui sont l’essence même de toute économie. C’est bien simple, toute entrave majeure – comme la COVID-19 – dans les flux principaux d’une économie a aujourd’hui le potentiel de déclencher une «crise cardiaque» susceptible de mettre à terre tout le système.»
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Bon. Mais le danger est-il maintenant potentiel ou réel? Pour l’indiquer, le professeur de l’Université de Toulouse utilise une métaphore, celle du château de cartes.
«Une crise économique découle la plupart du temps de la concomitance de deux événements, dit-il. D’une part, un état critique; d’autre part, un choc. Si votre château de cartes commence à être trop haut (état critique) et si quelqu’un bute sur le pied de la table où il est dressé (choc), tout va menacer de s’écrouler, la crise est là, imminente.
«Or, poursuit-il, c’est justement ce qui vient de se produire avec le coronavirus. Comme l’indique clairement la théorie des rois-dragons.»
La théorie des rois-dragons? Il s’agit d’une nouvelle façon d’analyser, et même d’anticiper, les crises économiques, laquelle a été essentiellement concoctée par l’économiste français Didier Sornette.
«Les rois-dragons représentent les événements extrêmes, qui sont d’une classe totalement à part, dit-il dans une conférence TED. Des événements très spéciaux. Ou encore, des valeurs a priori aberrantes. Qui, en vérité, sont générés par des mécanismes spécifiques à même de les rendre prévisibles, et donc, contrôlables.»
Quel type d’événements? Par exemple, un krach boursier, ou bien l’éclatement d’une bulle financière. De manière générale, tout système complexe riche en bruits dont il paraît difficile de percevoir les signaux avant-coureurs d’un changement d’état profond, pour ne pas dire d’une catastrophe.
La théorie des rois-dragons peut sembler proche de celle – populaire – du cygne noir du statisticien et financier libano-américain Nassim Nicholas Taleb, qui veut que tout événement imprévisible ayant une faible probabilité de se produire qui se produit tout de même a des conséquences d’une portée «considérable et exceptionnelle». À l’image du cygne noir, découvert par les Européens au XIXe siècle en Australie, à leur plus grande surprise puisqu’ils considéraient jusqu’alors que tous les cygnes étaient blancs; ce qui a pulvérisé, d’un coup d’un seul, cette croyance erronée.
En vérité, elle en est l’exact opposé : «La théorie du cygne noir s’appuie sur les idées d’imprévisibilité, d’ignorance et d’extrême, dit M. Sornette. Elle permet aux politiciens de se dédouaner de n’importe quelle crise, en prétextant que celle-ci était imprévisible, carrément impossible à anticiper. La théorie des rois-dragons, elle, repose sur le fait que tout événement extraordinaire découle d’une série de microévénements – de signaux faibles – qu’il est possible de déceler et d’analyser, avant même que la catastrophe ne se produise.»
Cette approche, M. Sornette l’a appliquée à nombre de domaines:
– La grossesse. «À partir de sept mois de grossesse, une femme commence à ressentir des contractions épisodiques de l’utérus qui permettent – quand on les mesure bien – de calculer le moment précis de l’accouchement, cette «instabilité du système menant à la naissance», laquelle représente le roi-dragon de l’événement», dit-il.
– Une catastrophe naturelle. «La théorie permet d’affiner les risques d’un glissement de terrain, ou encore de l’effondrement d’un pan de glacier», ajoute-t-il.
– Un succès commercial. «Elle permet aussi de prévoir la réussite phénoménale d’un film à gros budget, d’une vidéo diffusée sur YouTube, ou encore d’une comédie musicale», illustre-t-il.
Mais surtout, il l’a appliquée à la finance et à l’économie. C’est comme ça qu’il s’est fait connaître, après avoir prédit, avec justesse, nombre d’événements marquants que tout le monde considérait alors comme «hautement improbables» : un exemple frappant est sa déclaration publique en septembre 2007 que «d’ici la fin de l’année» se produirait un phénoménal krach boursier suivi d’une récession mondiale, étude à l’appui; personne, bien entendu, ne l’a écouté, et nous avons mis une dizaine d’années à nous en remettre sur le plan économique.
Bon. Revenons à la pandémie de COVID-19. César Hidalgo estime qu’une série de signaux faibles ont d’ores et déjà été émis – les décrochages des Bourses du monde entier, brutaux et à répétition, cette semaine; la dégringolade du dollar américain; la dévaluation du rouble; etc. –, révélateurs d’un prochain roi-dragon.
«Il suffit de prendre un peu de recul pour en venir à se dire que nous sommes peut-être bien en train de vivre la fin d’une époque, dit-il. Cette époque a débuté avec la crise financière de 2007-2008 et l’élection de Barack Obama. Elle semble s’achever par une pandémie dévastatrice sur les plans humain et économique ainsi que par une démocratie en proie aux médias sociaux. Que cela nous plaise ou pas, les crises – voire les rois-dragons – sont à présent au cœur de l’horloge de nos temps modernes.»
Philip Miller, le PDG de la firme new-yorkaise de recherche Strategic International Securities, abonde dans le même sens : «Toutes les conditions pour qu’une «tempête parfaite» se produise aux États-Unis sont maintenant réunies, analyse-t-il dans une note divulguée hier. À tel point qu’une récession économique semble devenue inévitable, une récession dont la forme en V [une chute et une reprise brusques et rapides] est hautement improbable.»
Et d’ajouter : «Loin de moi l’idée de déclencher un vent de panique, souligne-t-il. Toutefois, je me permets de partager avec vous une anecdote personnelle : j’ai demandé au moins mille fois à mes parents, des survivants de l’Holocauste, comment il se faisait qu’ils n’avaient pas fui la Pologne alors qu’il y avait des signes avant-coureurs de la catastrophe qui se préparait pour les Juifs; à leur décharge, je dois indiquer qu’ils étaient à peine adolescents lorsqu’ils se sont fait capturer…»
Oh, en passant, laissez-moi vous glisser un dernier fait qui devrait finir de convaincre les plus sceptiques d’entre vous quant à la gravité de la situation actuelle. Le docteur Brian Monahan, le médecin traitant du Congrès américain, a déclaré mardi, à huis clos, aux chefs de cabinet, directeurs du personnel, directeurs administratifs et greffiers en chef des partis républicain et démocrate qu’ils devaient se préparer au pire. Selon les données confidentielles auxquelles il a accès, «de 75 à 150 millions d’Américains devraient prochainement contracter le nouveau coronavirus», soit le tiers de nos voisins du Sud. Je vous laisse imaginer l’impact économique en Amérique du Nord si le tiers des Américains devaient vraiment tomber malades…
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Voilà. Sommes-nous, nous aussi, naïfs comme des adolescents, qui croient avoir toute la vie devant eux? Sommes-nous faits pour ne jamais voir les rois-dragons? Pour fermer nos oreilles à ceux qui nous en parlent?
Éric Girard, le ministre québécois des Finances, a présenté cette semaine son Budget 2020-2021, qui distribue les millions un peu partout, des projets d’infrastructure aux maternelles 4 ans en passant par les soins à domicile et la production télévisuelle et cinématographique. Les dépenses bondissent ainsi de 5,1%. Et tout cela s’appuie sur une prévision de croissante économique «forte», de l’ordre de 2%.
Lorsqu’il lui a été signalé qu’une politique aussi dépensière et optimiste n’était peut-être pas la meilleure chose à faire au moment où les nuages noirs s’accumulent au-dessus de la province, le ministre a haussé des épaules : «Le Québec a les moyens d’être résilient face aux perturbations économiques qui pourraient surgir», a-t-il rétorqué, catégorique.
Bref, le gouvernement Legault refuse de voir le danger. De considérer le risque. Et ça, ce n’est pas de bon augure, selon ce qu’a expliqué Didier Sornette dans une récente entrevue accordée au quotidien suisse Neue Zürcher Zeitung : «La vie est un risque et le risque est la vie, a-t-il dit. Lorsqu’on fait tout pour se mettre dans une situation sans risque, on vise ce qu’on appelle en physique un équilibre thermodynamique, et ça, ça signifie la mort. À notre insu, nous succombons de l’idée fausse selon laquelle nous pouvons contrôler les risques, voire vivre sans risque. Ceux qui veulent éliminer tous les risques restreignent non seulement la liberté, mais aussi l’innovation. Et à force d’agir en ce sens, une société qui entend de plus en plus maîtriser les risques ne fait, en vérité, que se diriger droit vers la mort.»
Et de souligner : «Nous devons travailler fort à nous rééduquer. À reprendre goût au risque. Même si ce n’est pas là chose facile.»
Osons, donc, regarder le risque en face. À commencer par celui du coronavirus COVID-19. Car c’est comme cela que nous parviendrons à le surmonter, tous ensemble.
«Je dis souvent, à la blague, qu’il nous faudrait une attaque de Martiens pour unir l’humanité, dit M. Sornette. Un ennemi mondial commun nous est nécessaire. Peut-être bien que l’heure est venue…»
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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