Les défaillances surgissent de toutes parts... (Photo: United Nations/Unsplash)
CHRONIQUE. Cela fait maintenant cinq jours d’affilée que les Montréalais qui veulent savoir s’ils ont contracté la COVID-19 doivent attendre dans des files interminables, dehors, en plein soleil, parfois pendant plus de cinq heures, afin d’accéder à un centre de dépistage du nouveau coronavirus. Et nombre d’entre eux se sont fait dire qu’ils arrivaient finalement trop tard dans la journée, que personne n’assurait ce service le soir venu, qu’il leur fallait donc subir le même supplice une nouvelle fois le lendemain.
Bien entendu, les critiques fusent de toutes parts, jour après jour. Même la mairesse Valérie Plante s’est offusquée de l’impréparation de la Direction régionale de la santé publique (DRSP), qui n’avait visiblement pas prévu une telle affluence même si elle avait appelé, samedi dernier, tous les Montréalais qui avaient récemment fréquenté un bar à vite aller passer un test de dépistage.
Bon. Soyons honnêtes, il est facile de critiquer celui qui trébuche alors qu’on lui demande d’aller plus vite que la musique. Le système de santé montréalais n’était pas prêt à faire des milliers et des milliers de tests de dépistage de plus que d’habitude, et il s’est retrouvé débordé. Logique. Même si, on s’entend, c’est déplorable.
En réfléchissant à tout cela, je me suis demandé si le système de santé montréalais avait juste joué de malchance ou si, de manière plus large, l’ensemble du système de santé québécois n’était carrément pas à la hauteur de la situation. S’il lui était tout bonnement impossible d’effectuer les tests de dépistage nécessaires, faute de ressources et de moyens.
Comment m’en faire une juste idée? Le hasard de la vie a fait que j’ai dû aller, mercredi, au service des urgences d’un hôpital de région comme les autres, quelque part en Estrie (non, je ne donnerai pas le nom de cet hôpital, car là n’est pas l’important). La raison? Un pied qui avait doublé de volume à la suite d’une chute en skateboard; une radiographie s’imposait. Ce qui m’a donné l’occasion de noter certaines choses, disons, troublantes…
Je suis arrivé aux urgences, j’ai pris un coupon numéroté et je me suis installé sur la banquette située à proximité de la salle de triage. La salle d’attente des urgences était on ne peut plus sommaire : trois petites salles contiguës, dont les sièges rivés au sol portent – une fois sur deux – des rubans jaunes et noirs sur lesquels il était inscrit «Danger», ce qui imposait d’emblée une certaine distance entre les patients; deux salles étaient identifiées par une couleur, signe qu’elles étaient accessibles à tout le monde, la dernière par une autre couleur, signe qu’elle était réservée aux personnes qui pensaient avoir la COVID-19 ou qui avaient été à proximité d’une personne contaminée.
Un homme dans la vingtaine se trouvait dans la salle de triage pendant que j’attendais, et la porte était si peu insonorisée que j’entendais bien malgré moi tout ce qu’il disait à l’infirmière. Qu’a-t-il confié? Qu’il avait eu «une sorte de grippe» tous ces derniers jours et que, maintenant qu’il se sentait un peu mieux, il était retourné au travail le matinmême, mais son patron l’avait reçu en lui disant d’aller illico passer un test de dépistage à l’hôpital. Sans quoi, il refusait de le voir sur le lieu de travail.
Puis, le jeune homme est allé s’enregistrer aux urgences (le bureau vitré juste à côté de la salle de triage) et s’est installé dans la section COVID-19. Son attitude a attiré mon attention…
Il n’avait pas de masque à lui. Il en a donc pris un à l’entrée des urgences, vu que c’était obligatoire. Ce qui ne l’enchantait guère : il a fait exprès de le mettre sous son menton, laissant son nez et sa bouche libres de respirer comme d’habitude. Et comme aucun membre du personnel de l’hôpital n’est passé durant tout le temps que, lui comme moi, nous avons passé dans la salle d’attente – six heures, oui, six heures d’attente – personne ne lui a jamais fait la moindre remarque, aucune autorité ne lui a fait comprendre qu’il lui fallait agir de manière responsable, même si cela ne faisait pas son affaire.
Le jeune homme, impatient, ne tenait pas en place. Toutes les cinq minutes, il se levait, déambulait un peu partout dans la salle d’attente, respirant à plein nez. Régulièrement, il allait au téléphone public de l’entrée – curieusement, il n’avait pas de cellulaire avec lui – et parlait brièvement à un interlocuteur (son patron?) : jamais personne n’a désinfecté le combiné durant toutes les heures passées là. La salle de bain? Il y en avait une seule pour tout le monde. Bien entendu, il y est allé, comme tout le monde : je n’ai jamais vu quiconque la désinfecter durant toutes les heures passées là (je me suis juste absenté deux fois dix minutes, le temps d’aller chercher de quoi grignoter au dépanneur du coin; peut-être est-ce pile à ce moment que la salle de bain a été désinfectée, mais je me permets de douter d’une telle coïncidence).
Vous vous demandez sûrement la même chose que moi, en découvrant tout ça : mais où était le personnel? Eh bien, en vérité vraie, il n’y avait personne. Absolument personne. Le matin, pendant une heure ou deux, il y avait bien deux bénévoles qui aiguillaient les gens qui arrivaient aux urgences, en leur donnant quelques consignes sanitaires sommaires. Mais après ça, plus rien. L’infirmière de la salle de triage, qui y restait tout le temps enfermée; la personne qui enregistrait les patients, qui restait en permanence derrière son comptoir vitré; et c’est tout. Personne pour passer régulièrement dans la salle d’attente, pour veiller au grain.
Est arrivé ce qui devait arriver… Les gens se sont accumulés dans la salle d’attente, les places assises se sont mises à manquer, et tout naturellement les uns et les autres – bébés, enfants, vieillards en fauteuil roulant, etc. – se sont installés dans l’espace COVID-19 sans en avoir conscience (il n’y avait plus personne pour leur expliquer le code de couleurs!), non loin du jeune homme qui venait voir s’il avait la COVID-19.
Pis, un autre homme dans la vingtaine est arrivé au courant de la journée, clairement patraque. Les deux se connaissaient:
– Wow! T’es là? Qu’est-ce qui t’arrive? a lancé le premier.
– J’feel pas…
– La grippe?
– Ouin, genre…
– Hum… Un test, c’est ça?
– Ouin… C’est mieux… Et toi? Tu penses que c’est le party de l’aut’ fois?
– (Silence embarrassé)
Un autre jeune homme est encore arrivé, un peu plus tard. Lui ne connaissait pas les deux autres, mais il venait pour la même raison qu’eux, selon ses propos échappés de la salle de triage si peu insonorisée. Qu’est-il arrivé quand il a fini par saisir qu’il en avait pour des heures et des heures d’attente? Il est reparti. Pas de test, même si pourtant son inquiétude était telle qu’il avait fait l’effort de se déplacer aux urgences.
Vous l’imaginez bien, pendant tout ce temps, je croisais les doigts dans l’espoir de ne pas attraper le nouveau coronavirus. Et je ne cessais de me désinfecter les mains en prenant mille précautions pour ne jamais approcher mes doigts de mon visage.
C’est qu’il m’était impossible de quitter les lieux : il fallait passer cette radiographie, et donc ne pas rater le bref instant où un haut-parleur énoncerait mon nom en m’indiquant le numéro de salle qui me sauverait la mise. Et je m’étonnais que personne n’ait encore pensé à une solution toute simple pour éviter que tout le monde ne s’entasse dans ces trois petites salles d’attente, à proximité de personnes susceptibles d’être contagieuses à la COVID-19 : installer un haut-parleur dehors, à côté de la porte d’entrée des urgences. Ça permettrait à chacun d’attendre dehors, à l’air libre, à l’ombre ou au soleil, sans manquer le précieux appel. Ça permettrait aussi d’attendre dans le stationnement, confortablement assis dans sa voiture, la vitre ouverte. Et d’être ainsi loin, très loin des contagieux. Oui, il suffirait de tendre un fil, de visser un haut-parleur, et le tour serait joué!
L’évidence m’a sauté au visage : ce n’est pas juste Montréal, ce n’est pas juste cet hôpital de région, c’est l’ensemble du système de santé québécois qui est débordé, incapable d’effectuer tous les tests de dépistage nécessaires – quand je suis parti après six heures passées aux urgences, le premier jeune homme était, lui, toujours là; il avait attendu toutes ces longues heures juste pour un test qu’il n’avait toujours pas pu passer! -, incapable de séparer correctement les personnes potentiellement contagieuses des autres, incapable de faire face à la situation, quatre mois après le début de la pandémie.
Horacio Arruda, le directeur national de santé publique, dit s’attendre à une prochaine seconde vague. Il martèle ça à qui veut bien l’entendre depuis des semaines. Parfait. Mais concrètement, sur le terrain, qu’est-ce qui est fait pour s’y préparer? Quels sont les moyens et les ressources exceptionnels qui sont actuellement débloqués pour se préparer à y faire face avec sérénité?
Et le personnel? Le nécessaire personnel? Où est-il? Où sont les renforts, ceux qui permettront au système de santé de tenir le choc lorsque la seconde vague déferlera sur le Québec? Je m’interroge, quand je constate le simple fait qu’il n’y a absolument personne pour superviser la salle d’attente des urgences d’un hôpital de région… Oui, je m’interroge terriblement…
Et le dépistage? Ne sommes-nous pas là face à un lamentable échec? Souvenez-vous, le premier ministre François Legault avait juré qu’il y en aurait 14.000, peut-être même 16.000 par jour, à partir du moment où la province amorcerait son déconfinement. Résultat? Depuis le début de juin, on est presque toujours en-dessous des 10.000 tests quotidiens. Ce qui est une performance littéralement ridicule. Tenez, lorsqu’on considère les données de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), on voit que:
> En-dessous de la moyenne. Le Québec teste moins que la moyenne au Canada (8.303 tests pour 100.000 habitants vs. 8.843 tests pour 100.000 habitants).
> Beaucoup moins que l’Ontario. Le Québec teste beaucoup moins que l’Ontario (11.525), l’Alberta (10.771) et même l’Île-du-Prince-Édouard (10.020).
> Un véritable fléau. Et pourtant, c’est au Québec qu’il y a le plus de cas confirmés, et de loin : il y a ici 668 cas confirmés pour 100.000 habitants, alors que la moyenne au Canada est de 288 et que l’Ontario, à la deuxième place, affiche un score de 252.
Bref, nous sommes en situation d’échec. Pis, au bord d’une catastrophe sanitaire et économique, si jamais une seconde vague venait bel et bien à déferler sur le Québec.
Car notre système de santé n’arrive pas à faire face à l’exigence minimale des tests de dépistage.
Car cette défaillance n’augure rien de bon quant à sa capacité à faire face au bond annoncé de nouveaux cas de personnes atteintes de COVID-19.
Car enfin, le mystère entoure toujours les moyens supplémentaires prévus par le gouvernement Legault pour faire alors face à la situation. Un véritable plan de match a-t-il été concocté, avec force nouveau personnel et nouveau matériel? Ou plutôt, est-il d’ores et déjà planifié de faire appel, une nouvelle fois, à l’armée et aux organisations non gouvernementaux (ONG) pour éteindre les «incendies», ici et là? Mystère, terrible mystère…
Je suis sorti des urgences de cet hôpital de région en croisant les doigts. Vous savez quoi? Mes doigts sont toujours croisés depuis…
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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