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Décloisonner le génie pour innover

Philippe Jean Poirier|Édition de la mi‑juin 2023

Décloisonner le génie pour innover

«Plusieurs recherches montrent que la diversité dans une équipe peut favoriser l’innovation«, dit Sophie Larivière-Mantha, présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec. (Photo: courtoisie)

LES GRANDS DE L’INGÉNIERIE. Pour relever les défis à venir, l’écosystème du génie-conseil québécois doit se décloisonner. D’abord, en intégrant des critères sociaux et environnementaux de conception différente et en explorant des modes de réalisation alternatifs. Ensuite, en s’ouvrant à une plus grande diversité de talents et en faisant tomber les murs qui séparent les disciplines du génie… Vaste programme, direz-vous. Portrait d’un secteur qui entre dans une nouvelle ère «collaborative».

Lorsqu’on demande à Riad Faour de quelle manière sa firme est innovante, le président fondateur de Progesys répond sans détour : par son modèle d’affaires. Ces 20 dernières années, l’entreprise lavalloise, spécialisée en gestion de construction et de mise en service d’usines, a développé un service de consultation en gestion de projet (service «PMC») dans un contexte d’entente «collaborative», où les risques, mais aussi les bénéfices des projets, sont partagés entre elle et le client. Dans ce type d’entente, la firme accuse des pénalités si la mise en service est retardée ou partage les profits si les délais sont respectés ou devancés. «Ça nous force à nous mettre dans la perspective du client pour mieux comprendre ses besoins», fait valoir le président ingénieur. Selon lui, c’est grâce à cette approche «collaborative» que sa firme a pu gérer dans des «temps records» la construction et le démarrage de projets miniers dépassant le milliard de dollars — l’expansion de Vale, en Malaisie, et la mine Éléonore, de Goldcorp, à la Baie-James, pour ne nommer que ceux-là.

Il faut dire que les modes de réalisation «collaboratifs» ont actuellement la cote, surtout pour les projets d’envergure à haut niveau de complexité. L’Association des firmes de génie-conseil du Québec (AFG) aimerait d’ailleurs que le gouvernement québécois les considère plus sérieusement. «Le gouvernement essaie déjà ce qu’on appelle des PCI, soit des processus de conception intégrée, ce qui est bien, précise Bernard Bigras, président de l’AFG. Toutefois, nous aimerions qu’il aille plus loin en testant le mode par alliance, qui engage contractuellement les parties prenantes à la collaboration et au partage du risque.»

Ce virage collaboratif n’est pas sans défi, prévient Geneviève Crête, coprésidente du chantier de réflexion sur l’innovation de l’AFG et associée directrice de la firme Cima+. « Pour permettre aux responsables d’un projet de prendre de meilleures décisions, le donneur d’ouvrage doit posséder les données liées à ses projets d’infrastructure et être en mesure de les partager avec les parties prenantes. Or, historiquement, la documentation produite par les firmes de génie était tablettée ou finissait à la poubelle. » Pour innover, insiste-t-elle, on doit d’abord « démocratiser l’information ».

 

Inclure de nouveaux critères

Pour Sophie Larivière-Mantha, présidente de l’Ordre des ingénieurs du Québec, l’innovation ne peut se faire au rabais. «Quand on voit des appels d’offres attribués au plus bas soumissionnaire conforme, ça ne laisse pas beaucoup de place à l’innovation.» La présidente invite le gouvernement à laisser plus de place à des critères «de qualité», qui favorisent «la durabilité dans le temps» et qui tiennent compte de « tout le cycle de vie des biens et services ».

Autre signe que l’innovation ne peut se faire «au rabais» est la récente décision du gouvernement, en avril dernier, de rehausser les taux horaires des professionnels du génie dans les contrats publics. Il s’agit d’un rattrapage historique de 27,6% après un gel de 14 ans. «Avec ce rehaussement, que l’on souhaite pérenne, les firmes pourront mettre l’accent sur des services à valeur ajoutée susceptibles d’amener de l’innovation», insiste Bernard Bigras.

Mentionnons un dernier chantier auquel les firmes de génie peuvent s’attaquer dès maintenant: il s’agit de la diversité de leur équipe de travail. «Plusieurs recherches montrent que la diversité dans une équipe peut favoriser l’innovation, rappelle Sophie Larivière-Mantha. En génie, cela signifie que, plus il y a de femmes et de personnes d’origines diverses qui se penchent sur un problème, plus les solutions mises de l’avant sont diverses et ont de chance d’être représentatives de l’ensemble de la société.»

 

Des génies qui se côtoient

La diversité inclut aussi une dimension «technique ». Dans des secteurs innovants comme la robotique, le bâtiment durable et les projets d’énergie renouvelable, les firmes de génie n’ont d’autres choix que de former des équipes «multidisciplinaires» — voire « transdisciplinaires » — pour résoudre les problèmes auxquels elles sont confrontées.

Les facultés de génie sont bien au fait de cette réalité. Il y a quatre ans, l’Université de Sherbrooke a par exemple créé deux nouveaux programmes de génie: un en bâtiment, intégrant des cours de génie mécanique, génie civil et génie d’environnement, et un second, en robotique, présentant un amalgame de génie mécanique, électrique et informatique. «Ce sont des bacs purement multidisciplinaires, dit Richard Arès, vice-doyen de la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke. Autrement, ils ne seraient pas pertinents.» 

Pour gagner la course à l’innovation, on comprend que c’est tout l’écosystème du génie-conseil qui doit prendre le pas: les firmes elles-mêmes, mais aussi les grands donneurs d’ouvrage et les établissements d’enseignement.