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Demain, tous précaires !

L'économie en version corsée|Édition de la mi‑mars 2019

CHRONIQUE. L'emploi va mal au Québec. Très très mal. Beaucoup plus mal que ce que vous pouvez imaginer.En 2018, ...

CHRONIQUE   L’emploi va mal au Québec. Très très mal. Beaucoup plus mal que ce que vous pouvez imaginer.

En 2018, il n’y a eu aucune création globale d’emplois au Québec, selon les données de Statistique Canada. Les pertes enregistrées dans le secteur de la fabrication ont été compensées par les gains connus par d’autres secteurs, notamment celui des soins de santé et de l’assistance sociale. Le calme plat, après trois années de mieux, qui se sont traduites par la création d’un total de 224 500 emplois. Un calme qui pourrait sembler s’inscrire dans la logique des choses – le Québec tutoie le plein emploi -, mais qui est, en vérité, révélateur d’une véritable catastrophe socioéconomique…

Omar Abdelrahman est économiste à la Banque TD. Il a creusé dans les données de Statsistique Canada et a ainsi découvert quelque chose d’incroyable. Ces dernières années, tout le monde se félicitait que les emplois créés étaient à temps plein, et non plus, comme auparavant, à temps partiel. Mais voilà, le Québec présente une particularité inédite à ce sujet, qui change totalement la donne : l’an dernier, la quasi-totalité des emplois à temps plein qui ont vu le jour ici ont été des emplois de… travailleur autonome.

Autrement dit, les PME comme les grandes entreprises ont carrément arrêté de recruter. Elles se sont contentées de « rationaliser » leurs effectifs, ce qui revient – on s’entend – à licencier dans l’optique d’assurer aux actionnaires un meilleur rendement de l’investissement. Et les gens ainsi remerciés se sont retrouvés contraints de créer leur propre job.

L’ennui, c’est que le travail autonome n’est pas toujours la vie de rêve qu’on peut croire. Il l’est même rarement : « Pour une poignée de pigistes couronnés de succès, il y a des centaines de milliers d’autres pour qui la vie est un cauchemar sans nom », dit l’économiste britannique Guy Standing dans son livre à succès Le Précariat – Les dangers d’une nouvelle classe.

De fait, une récente étude de l’Université d’Oxford montre que le quotidien d’un travailleur autonome est, en général, néfaste pour son bien-être : « Les heures de travail sont à la fois longues, irrégulières et antisociales, ce qui a un impact sur l’équilibre physique et psychique (manque de sommeil, manque de contacts humains, etc.) », y est-il noté.

Une autre étude, signée par la financière américaine Prudential, met en évidence le fait que le travail autonome se révèle également néfaste pour la santé financière. Un exemple frappant : 63 % des travailleurs autonomes de la génération X – les 35-54 ans d’aujourd’hui – peinent non seulement à boucler leurs fins de mois, mais aussi à imaginer qu’il leur soit possible, un beau jour, de prendre leur retraite.

Résultat ? La précarité du travail est galopante et entraîne avec elle une toute nouvelle vie faite d’instabilité et d’insécurité. « Les précaires vivent d’un cachet à l’autre, sont soumis à l’arbitraire de leurs clients, n’ont même pas le moyen de faire grève, indique M. Standing. Il leur faut effectuer une foule de tâches non rémunérées (se former, alimenter des médias sociaux,…). Leur vie est, en ce sens, pire que celle des prolétaires d’hier. »

De nos jours, le précariat concerne trois catégories de personnes, d’après l’économiste britannique :

> Les sous-qualifiés, qui sont dépourvus de flexibilité professionnelle ;

> Les immigrants, qui ont plus de mal que les autres à pénétrer le marché du travail ;

> Les nouveaux diplômés, auxquels on ne propose que des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés.

Demain, il concernera beaucoup plus de monde. Comme en atteste une récente étude de deux économistes de la Banque du Canada, Olena Kostyshyna et Corinne Luu : d’ores et déjà, un Canadien sur trois vit grâce à de « petits boulots » effectués à temps plein ou en plus de leur emploi régulier ; et si les salaires n’augmentent pas à court terme, cette proportion devrait continuer de croître.

Ces « petits boulots » sont variés : faire le ménage, entretenir un jardin, assister une personne âgée, promener des chiens, livrer des pizzas, régler des bogues informatiques, etc. Ils sont effectués avant tout pour gagner de l’argent, et par toutes sortes de gens. L’étude révèle qu’au Canada – tenez-vous bien ! -, la moitié des employés à temps partiel ont, à côté, un « petit boulot », tout comme le tiers de ceux qui ont un emploi à temps plein.

Fou, n’est-ce pas ? Qui aurait imaginé qu’autant de salariés goûtaient actuellement aux affres du précariat ? Sans parler du fait que la situation est appelée à empirer. « En 2019, le marché du travail devrait stagner au Québec, plein emploi oblige. Si bien que la situation n’ira pas en s’améliorant, bien au contraire », note M. Abdelrahman.

Voilà. Vous venez de saisir pourquoi l’heure est grave. Votre vie professionnelle est en train de voler en éclats, sans même que vous l’ayez encore réalisé. Vous comme moi, nous pourrions bientôt devoir occuper deux emplois pour maintenir notre niveau de vie.

À moins, oui, à moins que les employeurs n’aient l’audace soudaine de se remettre à recruter, dans l’idée de prospérer. De puiser dans ce bassin de main-d’oeuvre jusqu’alors insoupçonné que représente l’ensemble des Québécois qui font de « petits boulots », un bassin équivalent, selon Mmes Kostyshyna et Luu, à rien de moins que 110 000 postes à temps plein, soit 2,4 % de la population active.

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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