Notre dépendance aux climatiseurs est extrême... (Photo: Yu Siang Teo/Unsplash)
CHRONIQUE. Lettres de Port-Cros (1/5). À l’ombre sous la pergola de la terrasse entourée d’eucalyptus et de lauriers-roses, je ferme les yeux un bref instant, le temps de me plonger dans le son incessant des cigales, puis de savourer une bouchée de ma tartine de tapenade. Enfin, une gorgée de rosé. Et un long soupir…
Le soleil plombe l’atmosphère tout autour, écrasant au sol les insectes, clouant aux branches les oiseaux, assommant même les enfants, et pourtant il fait bon vivre dans la maison d’Éric et Sylvie de Port-Cros. L’air est agréable, empreint de senteurs de thym et de romarin. Et la température est douce grâce à la brise de fraîcheur qui se faufile des portes-fenêtres ouvertes jusqu’à la terrasse.
C’est alors que je réalise qu’il n’y a pas de climatisation. Aucune barre blanche le long du plafond du salon. Aucun climatiseur aux fenêtres. Aucun moteur ronronnant jour et nuit derrière la cuisine. Rien de tout ça. Une simple maison bâtie avec intelligence, à flanc de colline pour bénéficier de la fraîcheur de la terre et dos au soleil pour éviter d’être matraquée par la chaleur. Bref, en parfaite harmonie avec son environnement.
Chez nous, à Montréal, ceux qui n’ont pas la climatisation souffrent l’été. Durement. L’an dernier, 66 personnes ont péri, emportées par les vagues de chaleur…
Cette semaine, le Spécial Environnement du journal Les Affaires
C’est bien simple, il est maintenant impossible d’imaginer la vie sans climatiseur. De nos jours, 60% des foyers canadiens en sont dotés, selon les données de Statistique Canada. Le pourcentage grimpe à 90% chez nos voisins du Sud. À l’échelle de la planète, on en dénombre 1,6 milliard, et les projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) montrent qu’il faut s’attendre à en compter 5,6 milliards d’ici 2050.
C’est que plus le climat change, plus la consommation d’énergie augmente. Une récente étude parue dans la revue scientifique Nature Communications a en effet mis au jour le fait que, d’ici le milieu du siècle, le changement climatique devrait accroître la demande en énergie de 11% à 27% en cas de réchauffement «modéré» et de 25% à 58% en cas de réchauffement «fort». Or, les données de l’AIE indiquent que la climatisation accapare d’ores et déjà 10% de la consommation électrique mondiale, et ce n’est rien comparé à demain : en 2050, les 5,6 milliards de climatiseurs attendus risquent fort de consommer à eux seuls autant d’électricité que ce qu’utilise aujourd’hui la Chine, toutes activités confondues.
Pis, nous tomberions dès lors dans un terrifiant cercle vicieux. Car, savez-vous ce que produisent les climatiseurs? Je vous le donne en mille : de la chaleur. Actuellement, les villes sont plus chaudes que les campagnes avoisinantes d’en général 1 à 1,5 degré Celsius rien qu’à cause des systèmes de climatisation, toujours selon l’AIE. Ce qui devrait, de toute évidence, aller en empirant dans les prochaines décennies.
Autrement dit, plus on tempère l’intérieur de nos bâtisses, plus on en réchauffe l’extérieur et plus nous déréglons le climat. Les climatiseurs nous semblent de plus en plus incontournables, et nous tournons en rond de plus en plus vite, comme des chiens fous, prisonniers de notre myopie climatique.
Que faire? Nous passer de l’invention de l’ingénieur américain Willis Carrier et nous résoudre à subir les martèlements répétés du soleil? C’est difficilement imaginable, ne serait-ce qu’en raison du fait que l’impact économique serait ahurissant : la revue scientifique The Lancet a publié une étude montrant que les températures élevées de 2017 avaient causé la perte de 153 milliards d’heures de travail dans le monde entier; que se serait-il produit si jamais on avait carrément coupé tous les climatiseurs?
Alors? Fort heureusement, différentes solutions sont en train de voir le jour, ici et là:
– Efficacité énergétique. On pourrait améliorer l’efficacité des climatiseurs, notamment en les rendant moins énergivores. Les équipements vendus au Japon et dans l’Union européenne sont, en général, 25% plus efficaces que ceux vendus en Chine et en Amérique du Nord, selon une analyse de Carine Sebi, professeure d’économie à la Grenoble École de Management (GEM), en France. Il y a donc là une bonne marge de progrès, et il est clair que la vive concurrence entre les joueurs du secteur va les pousser à innover en ce sens.
– Végétalisation. On pourrait également végétaliser davantage nos espaces urbains. À Medellin, la deuxième plus grande ville de Colombie, on a carrément boisé 18 routes et 12 berges afin de créer de véritables «corridors verts». «Grâce à cette intervention, nous avons réussi à diminuer la température de plus de 2 degrés Celsius, et les citoyens le ressentent», a dit le maire Federico Gutiérrez. Dans le même ordre d’idée, Milan, qui a déjà subi des coupures de courant en raison de la demande d’air conditionné lors de canicules, entend planter trois millions d’arbres d’ici 2050. L’objectif est double : réduire l’effet d’îlot thermique et améliorer la qualité de l’air.
«En ville, il y a un écart de température considérable entre les zones à fort couvert arborescent et celles sans aucun arbre, un écart qui peut aller jusqu’à 4 ou 5 degrés Celsius, même si elles ne sont séparées que de quelques centaines de mètres, dit Carly Ziter, professeure de biologie à la Faculté des arts et des sciences de l’Université Concordia, à Montréal. La différence se fait vraiment sentir à partir du moment où une zone atteint un couvert arborescent de 40%, c’est-à-dire dès lors que, vus du ciel, les deux cinquièmes de la zone sont tapissés par le vert des feuillages.»
Celle qui vient justement de signer un article à ce sujet dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA explique : «Les arbres respirent, dit-elle. Ils dégagent ainsi une fine vapeur d’eau qui agit, le jour, comme de petits brumisateurs. Du coup, l’ombre de la canopée n’est pas la seule à refroidir l’air, il y a aussi l’insoupçonnable et bénéfique transpiration des arbres».
– Architecture. On pourrait encore adapter l’architecture de nos maisons et autres bâtisses. En 2007, l’Académie des sciences de Californie a fait sensation en déménageant dans un bâtiment à nul autre pareil, signé par l’architecte italien Renzo Piano, celui-là même qui a inventé Beaubourg, à Paris. Sa particularité? Un gigantesque toit de verdure doté de buttes truffées de puits de lumière, lui donnant un vague air de maison de hobbit. Non seulement le toit vert retient la chaleur, mais aussi les buttes créent naturellement des courants d’air qui refroidissent l’air des alentours. Résultat : zéro climatiseur. Oui, vous avez bien lu : en pleine Californie, ce gigantesque vivarium, aquarium et planétarium fonctionne sans aucun climatiseur.
Idem, le Louvre de Paris s’est doté d’un système astucieux pour se rafraîchir de manière écologique. Il s’agit d’un vaste réseau de tuyaux qui pompe l’eau froide de la Seine voisine, la fait circuler dans les bâtiments, puis la renvoie dans le fleuve. C’est aussi simple que ça. L’efficacité est telle que ce réseau de refroidissement urbain est en train d’être étendu à de nombreux bureaux, magasins et hôtels situés à proximité.
Je pense à tout ça, et je me dis que nous sommes bel et bien à un tournant. La facilité, c’est d’acheter un climatiseur et de fermer les yeux sur l’avenir. La complexité, c’est d’identifier une alternative au climatiseur et de tenter d’embellir nos lendemains. Et l’heure du choix est venue…
Je pense à tout ça, et je me dis que la théorie des climats chère à Montesquieu pourrait bel et bien prendre une tournure totalement inattendue. Cette théorie veut que le climat influence la nature même de l’être humain et, par suite, la société dans laquelle il vit. «Ce sont les différents besoins dans les différents climats qui ont formé les différentes manières de vivre; et ces différentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois», a écrit le philosophe français dans L’Esprit des lois. Ainsi, que risquent de devenir nos sociétés si jamais elles prenaient un «coup de chaud» à cause de la démultiplication de nos systèmes de climatisation? Ne verrions-nous pas naître de toutes nouvelles formes de tensions sociétales, pour ne pas dire de toutes nouvelles sortes de violences – psychiques, voire physiques – débouchant sur de toutes nouvelles sortes de lois et de gouvernements? Et si l’heure était plus grave que ce qu’on imagine aujourd’hui-même…
Je pense à tout ça, et je me dis que le penseur français Edgar Morin a bel et bien raison : seule la complexité nous sauvera. «L’autonomie d’un être vivant est dépendante de son environnement, a-t-il dit au nouveau magazine français Yggdrasil. L’être vivant capte, puis utilise l’énergie. Pour survivre, il lui faut saisir sa relation à l’environnement. C’est capital. Voilà pourquoi tout système viable est nécessairement complexe. Il est fait d’une pluralité d’éléments différents qui s’unissent, ou se désunissent.»
Qu’est-ce à dire, au juste? Qu’il nous faut réapprendre à nous connecter à notre environnement, au lieu de continuer à nous en couper, comme nous le faisons depuis une éternité. Qu’il nous faut réapprendre à user de la nature à bon escient, au lieu de recourir aux machines pour nous isoler des moindres maux. Qu’il nous faut réapprendre à œuvrer en harmonie au sein de l’écosystème dans lequel nous évoluons, au lieu de grandir au détriment de celui-ci.
Bref, il nous faut enfin oser emprunter un autre chemin. «Les derniers développements économiques, technologiques et scientifiques représentent une voie qui a mené à des catastrophes, poursuit Edgar Morin. Une autre voie est nécessaire, composée de multiples réformes dans tous les secteurs, dans tous les domaines; ces réformes doivent converger, comme des affluents qui finiraient par former un fleuve, la nouvelle voie désirée et désirable. Ce qui permettra de mener à une société non pas parfaite, mais meilleure, à échelle planétaire.»
Je reprends une gorgée de rosé. Puis, une bouchée de ma tartine de tapenade. Et j’ouvre les yeux : «Papa, viens voir! Constantin et moi, on a fait plein de chemins dans le sable et ça a fait une piscine!», me lance Célestin, radieux, en déboulant tout mouillé de la plage de la Palud…
Cette semaine, le Spécial Environnement du journal Les Affaires
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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