La dimension «sanitaire» du débat public a progressivement pris le dessus sur les autres enjeux. Soit vous y croyez; soit vous n’y croyez pas. (Photo: Getty Images)
BLOGUE INVITÉ. Il y avait quelque chose de surréel, depuis trois semaines, dans ces images en direct d’Ottawa qui montraient le cœur du pays assiégé par un groupuscule qui prétendait défendre une certaine conception de la liberté.
C’était à la fois effarant et effrayant de voir à quel point nos infrastructures névralgiques et nos institutions publiques pouvaient être ébranlées, voire paralysées en un claquement de doigts par un groupe de militants marginaux armés de quelques dizaines de gros camions. À tel point qu’il aura fallu recourir à des mesures exceptionnelles d’extrême urgence pour suspendre certains droits et libertés et ainsi, permettre un retour à la normale.
Tout à coup, ces images sont venues nous rappeler à quel point notre démocratie est fragile en ce moment.
Liberté de presse attaquée
L’un des piliers fondamentaux de nos démocraties occidentales est la presse libre.
Or, la liberté de presse en a pris pour son rhume dans les dernières semaines, alors que de nombreux journalistes ont été insultés et attaqués par ces prétendus «défenseurs de la liberté» qui, paradoxalement, ont été les premiers à s’attaquer à la liberté de presse…
Quand les médias d’information ne peuvent plus faire leur travail en sécurité, il y a un problème majeur.
Quand le public ne peut plus avoir accès à une information vérifiée et crédible, le problème est encore plus grave.
Sans presse libre, point de démocratie.
Nos «QAnon»
On a longtemps cru que le Canada était à l’abri de ce genre de mouvements associés à l’extrême droite, très présents depuis quelques années chez nos voisins du sud. Mais cette fois-ci, ça se passait bel et bien de notre côté de la frontière.
Dans la capitale fédérale, tous avaient une raison différente de manifester. Certains réclamaient la fin des mesures sanitaires, tandis que d’autres disaient avoir l’intention de rester sur la colline parlementaire jusqu’à ce que Justin Trudeau annonce sa démission. Ils auraient pu attendre longtemps!
De manière générale, trois traits communs semblent définir ces militants :
- Une méfiance envers les institutions publiques et les médias dits « de masse », souvent due à un manque d’éducation et/ou à une incompréhension du rôle et du fonctionnement de l’État;
- Une colère/frustration liée à une perception d’injustice et/ou d’impuissance;
- Une propension à croire aux théories du complot et à l’idée qu’il existe un soi-disant « système » dominé par les élites visant à les contrôler.
Avant l’avènement d’Internet, ces gens étaient de simples marginaux aux idées parfois saugrenues dont on entendait peu parler puisqu’ils étaient la majorité du temps isolés dans leur monde. L’émergence des réseaux sociaux leur a permis de trouver non seulement une plateforme sur laquelle ils pouvaient désormais propager leurs propres idées, contournant ainsi le filtre des médias traditionnels, mais aussi se retrouver entre eux, renforcer leurs perceptions mutuelles et s’organiser en groupes plus ou moins structurés.
Ne manquait plus que quelques leaders politiques ambitieux et charismatiques pour flairer la bonne occasion et prendre leur tête — et de riches bailleurs de fonds internationaux ouverts à dépenser quelques millions pour déstabiliser le Canada et tenter d’influencer notre politique intérieure — et vous vous retrouvez avec un cocktail pour le moins dangereux.
Phénomène mondial
La pandémie aura permis à ces groupuscules d’extrême droite populistes, conspirationnistes et sanitaro-sceptiques de prendre de l’ampleur et de s’imposer comme une nouvelle force dans le paysage politique, chez nous comme ailleurs dans le monde.
En France, deux candidats populistes d’extrême droite, Marine Le Pen et Éric Zemmour, forment actuellement le trio de tête, avec le président sortant Emmanuel Macron, dans les sondages en vue des élections présidentielles de ce printemps.
Du côté des États-Unis, malgré sa défaite de 2020 qu’il n’a jamais digérée, Donald Trump ne cesse de resserrer son emprise sur le Parti républicain, alors qu’il songerait à un possible retour en 2024. Les élections de mi-mandat, l’automne prochain, devraient d’ailleurs confirmer sa mainmise sur la droite américaine, alors que son parti pourrait reprendre le plein contrôle des deux chambres du Congrès, fragilisant encore plus Joe Biden et le camp démocrate.
Le Québec et le Canada n’échappent pas à cette tendance, avec des formations comme le Parti populaire de Maxime Bernier au fédéral ou le Parti conservateur du Québec (PCQ) d’Éric Duhaime au niveau provincial. Ce dernier a d’ailleurs vu ses appuis bondir à 14% dans un sondage Léger publié dans les derniers jours. En jouant sur les frustrations d’une certaine frange de la population, Duhaime est parvenu en moins d’un an à hisser son parti au rang de troisième formation politique en importance au Québec, devançant même Québec solidaire et le Parti québécois dans les intentions de vote.
Ne serait-ce qu’un feu de paille? Chose certaine, il sera difficile pour le PCQ de maintenir ses appuis une fois la pandémie et les mesures sanitaires derrière nous. Même pour un fin stratège comme Éric Duhaime.
Fracture profonde
Rarement a-t-on vu notre société aussi divisée.
Ce qui est particulier, c’est qu’on n’est plus dans le clivage gauche/droite traditionnel. Il était d’ailleurs assez paradoxal, lundi soir à la Chambre des communes, de voir deux partis de gauche — le PLC et le NPD — se porter à la défense de la loi et de l’ordre, alors que de l’autre côté les conservateurs se faisaient les apôtres du droit de manifester. Les rôles étaient soudainement inversés.
La dimension «sanitaire» du débat public a progressivement pris le dessus sur les autres enjeux. Soit vous y croyez; soit vous n’y croyez pas.
C’est ainsi qu’après deux ans de pandémie, on s’est mis à vivre dans des univers parallèles, deux réalités distinctes où chacun croit que l’autre est devenu fou. Deux mondes entre lesquels il ne peut plus y avoir de dialogue civilisé et respectueux, où on ne se comprend tout simplement plus.
Et ça, ça risque d’être long et difficile à surmonter.