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Dépassons le capitalisme!

L'économie en version corsée|Édition de la mi‑septembre 2019

CHRONIQUE. De quoi Trump, Bolsonaro et autres Orbán sont-ils le nom ? Des inégalités socioéconomiques qui se font de plus en plus criantes à l’échelle de la planète : furieux de voir leur niveau de vie stagner depuis des décennies tandis que les plus riches s’en mettent plein les poches, les gens finissent par vouloir renverser le «système» et ses «élites» et élisent le premier venu qui les flatte dans le sens du poil et leur promet monts et merveilles.

Prenons le cas des États-Unis. Donald Trump est le fruit de l’échec du reaganisme, comme le montre l’économiste français Thomas Piketty dans son tout dernier livre, Capital et idéologie, une somme de 1 232 pages qui s’attaque aux idéologies qui fondent les inégalités : «La révolution reaganienne, qui devait conduire à la prospérité de tous, a conduit à l’effondrement de la part des revenus des 50 % les plus pauvres dans le revenu total américain ; en près de quarante ans, elle est passée de 20 % à 12 %, alors que les revenus des 1 % les plus riches ont suivi la trajectoire inverse (de 10 % à 20 %). Ce qui a eu des répercussions colossales sur les plans macroéconomique et politique», note-t-il en s’appuyant sur des données inédites, lesquelles font la force du best-seller mondial en puissance, qui suit Le capital au XXIe siècle (2013), vendu à 2,5 millions d’exemplaires.

Et d’expliquer : «L’inégalité n’est pas économique ou technologique : elle est idéologique et politique, dit-il. Elle est la résultante de rapports de forces – le marché et la concurrence, le profit et le salaire, le capital et la dette, les travailleurs qualifiés et ceux peu qualifiés, les nationaux et les étrangers, etc. – qui ne sont pas seulement matériels, mais aussi et surtout idéologiques. Elle naît de nos choix sociétaux, de nos représentations de ce que sont la justice sociale et l’économie juste.»

Longtemps, on a cru que les inégalités étaient «naturelles». Qu’elles avaient un fondement objectif, étant essentiellement liées au mérite des uns par rapport aux autres. «Ce discours – conservateur – affirmait que les disparités sociales en place étaient, au fond, dans l’intérêt des plus pauvres et de la société dans son ensemble, et qu’en tout état de cause, leur structure présente était la seule envisageable et ne saurait être substantiellement modifiée sans causer d’immenses malheurs.

Études, statistiques et chiffres à l’appui, M. Piketty prouve qu’en vérité, il n’en est rien. «L’expérience historique montre le contraire : les inégalités varient fortement dans le temps et dans l’espace, dans leur ampleur comme dans leur structure ; et il en résulte des malheurs, analyse-t-il. En revanche, les diverses ruptures et révolutions qui ont permis de réduire et de transformer les inégalités du passé ont été, dans leur ensemble, un immense succès, et sont à l’origine de nos institutions les plus précieuses (le suffrage universel, l’école gratuite et obligatoire, l’assurance-maladie universelle…). Les inégalités actuelles et les institutions présentes ne sont donc pas les seules possibles, quoi qu’en pensent les conservateurs, et elles sont appelées elles aussi à se transformer et à se réinventer en permanence.»

Conclusion ? Il nous faut maintenant dépasser le capitalisme ! Et donc, redistribuer les pouvoirs.

À la fin de son livre, l’économiste présente des voies à explorer en ce sens. Par exemple, nous gagnerions à accorder aux salariés 50 % des sièges dans les conseils d’administration, et à plafonner les droits de vote des plus grands actionnaires (à 10 % dans les grandes entreprises). Autre exemple : la création d’un impôt progressif sur la propriété, dont les taux iraient de 0,1 % pour les plus petits patrimoines (jusqu’à 145 000 $) à 90 % pour les plus grands (3 milliards de dollars), ce qui obligerait les plus riches à partager leur fortune avec ceux qui le sont moins. «Une utopie ? Pas du tout. Dans les années 1950 et 1960, les États-Unis affichaient le salaire minimum le plus élevé du monde tandis que, des années 1930 à 1980, le taux marginal d’impôt sur le revenu culminait à 70-90 % pour les plus aisés», indique Marie Charrel, journaliste à Le Monde, en soulignant dans sa critique du livre que «laisser les grandes entreprises et les grandes fortunes échapper à l’impôt entretient l’idée qu’il est impossible de les y soumettre et alimente la frustration de ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois, au point de les pousser vers les partis promettant fermeture et sécurité».

«L’une des leçons essentielles qui ressort des nombreux exemples donnés dans le livre est à quel point rien n’est écrit d’avance, ajoute dans Le Monde Esther Duflo, professeure d’économie au Massachusetts Institute of Technology. Aux États-Unis, de jeunes démocrates bousculent aujourd’hui leurs aînés sur des sujets comme la fiscalité, le salaire minimum ou la gratuité de l’éducation, et se font traiter de communistes par les Républicains. Mais Capital et idéologie montre que c’est à nous qu’il appartient d’écrire l’Histoire. Qu’il nous faut nous retrousser les manches, et mieux redistribuer les cartes.»

Un appel visiblement entendu par Bruno Le Maire, le ministre français de l’Économie et des Finances : «Le capitalisme actuel n’est plus viable, a-t-il carrément lancé la semaine dernière à un sommet sur l’investissement responsable, à Paris. La croissance ne peut plus se faire au prix de l’explosion des inégalités. Il nous faut impérativement un nouveau modèle économique. C’est maintenant urgent.»

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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