Et si les nuages venaient à disparaître... (Photo: Anthony Cantin/Unsplash)
CHRONIQUE. Le paradis a un nom, il s’appelle Port-Cros. Ici, sur cette île méditerranéenne située à une heure de traversier d’Hyères, le temps fort de la journée est la partie de pétanque sur le petit port de terre battue, à l’ombre des palmiers. Ici, le plaisir se résume à un verre de rosé que l’on sirote tout doucement, une tartine de tapenade à la main, en refaisant le monde avec des amis de toujours et d’autres de passage. Ici, la beauté se fait éblouissante à chaque pas au milieu des arbousiers et des pins d’Alep, à chaque senteur chaude de thym et de romarin, à chaque plongée parmi les dorades et les oblades.
Je sors de l’eau, ruisselant de bonheur, la tête encore emplie de l’univers aussi silencieux que majestueux que je viens de quitter, où j’ai vu un rouget de roche fouiller dans le sable environné de sars à museau pointu prêts à lui chaparder ses trouvailles, royalement indifférents à ma présence ; Port-Cros est le tout premier parc maritime européen, c’est un petit bijou de nature sauvage où la pêche est totalement interdite, si bien que les poissons vivent depuis des décennies dans une quiétude à nulle autre pareille. Je retire mes petites lunettes, en me réhabituant petit à petit à la terre ferme, puis je m’installe en douceur sur ma serviette, au pied des bambous bercés par la brise marine. Et mes yeux se perdent dans le bleu infini du ciel…
L’idée me frappe soudain, par surprise : il n’y a là aucun nuage. Aucun. Absolument aucun. Et ça dure depuis mon arrivée sur l’île, donc depuis une dizaine de jours. Le sud de la France connaît, il est vrai, une sécheresse sans nom et d’incessantes vagues de canicule. Mais tout de même, de là à ce qu’il n’y ait plus aucun nuage dans le ciel.
Et si le changement climatique avait une réelle incidence sur les nuages…
Source d’inquiétude
Tapio Schneider est inquiet, très inquiet même. Le climatologue s’est lancé avec d’autres chercheurs dans un vaste projet visant à affiner les prévisions des scientifiques quant aux impacts potentiels du changement climatique d’ici 2100, et il vient de réaliser que l’incertitude – immense puisque, par exemple, la montée des eaux pourrait alors «varier entre 30 cm et 110 cm», selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) – résultait «pour l’essentiel» d’un seul facteur : les nuages. Et ce n’est pas une bonne nouvelle. Explication.
Prenons l’Accord de Paris de 2015, qui prévoit de contenir le réchauffement de la planète «bien en dessous de deux degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels», ce siècle-ci. Nous sommes en 2019, et la température a d’ores et déjà progressé d’un degré Celsius ; la marge est à présent on ne peut plus mince. Combien de dioxyde de carbone (CO2) pouvons-nous encore libérer dans l’atmosphère avant de franchir le seuil fatidique ? Pour s’en faire une idée, il faut s’intéresser à une donnée, celle de la «sensibilité climatique», c’est-à-dire la variation de température associée à un doublement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère.
La plupart des modèles de calcul actuels indiquent que, si nous ne changeons pas grand-chose à nos modes de vie, la température pourrait grimper de deux à cinq degrés Celsius d’ici 2100. Cet écart – énorme – résulte du fait que tous les scientifiques n’estiment pas la sensibilité climatique de la même façon : les modèles les moins pessimistes estiment que nous gagnerons le prochain degré d’ici 2060, ce qui nous laisse encore quatre décennies pour corriger le tir ; les plus pessimistes, que nous le franchirons d’ici 2040, soit demain matin.
Pourquoi leurs estimations de la sensibilité climatique varie-t-elle tant ? M. Schneider a analysé ce point et vu que cela dépendait surtout… des nuages, «en particulier les nuages bas des tropiques». C’est que ceux-là sont d’un blanc immaculé, ce qui leur permet de refléter à merveille les rayons du soleil et de faire baisser la température au sol. Or, les scientifiques ne sachant pas encore si le réchauffement de la planète avait un impact positif ou négatif sur le nombre de ces nuages-là, ils naviguent en pleine incertitude dans leurs prévisions.
Ni une ni deux, Tapio Schneider a voulu en avoir le coeur net. Il a creusé le sujet et a fini par déceler un signal faible : tout récemment sont apparues des études indiquant que le changement climatique serait un véritable tueur de nuages bas ! Ainsi, Dennis Hartmann, professeur de sciences de l’atmosphère à l’Université de Washington, et son équipe de chercheurs ont noté que ce phénomène se produisait bel et bien sous les tropiques.
Résultat ? «Les modèles les plus pessimistes semblent dès lors les plus vraisemblables, dit M. Schneider en marge de ses travaux. Notre futur va voir de plus en plus de vagues de chaleur extrême en été, de plus en plus de pluies torentielles durant n’importe quelle saison, bref de plus en plus de catastrophes naturelles. De notre vivant, et surtout de celui de nos enfants.»
L’impact insoupçonné des nuages
Moins de nuages bas, est-ce si grave que ça ? Oui, mille fois oui, ça l’est.
Timothy Andrews et Mark Webb, deux climatologues du Met Office, le service national britannique de météorologie, ont analysé le réchauffement que connaît la zone tropicale du Pacifique. Ils ont noté que les nuages bas n’y disparaissaient pas vraiment, mais semblaient plutôt se transformer en d’autres nuages qui gagnaient en altitude, plus précisément en cumulonimbus. Ce type de nuage présente la plus grande extension verticale, le sommet prenant souvent la forme d’une enclume.
Or, le cumulonimbus est une véritable épée de Damoclès pour l’humanité : les plus gros d’entre eux peuvent détenir un million de tonnes d’eau, provoquer des courants d’air ascendants des plus puissants, à 40 m/s, et renfermer une énergie équivalente à la bombe atomique de Nagasaki. C’est lui qui provoque déluges, foudre, tornades et autres chutes de grêle. À cela s’ajoute le fait qu’il est le champion pour renvoyer d’où elle vient la chaleur diffusée par la croûte terrestre, ce qui contribue grandement à l’augmentation du CO2 dans l’air.
Bref, moins nous avons de nuages bas, plus nous avons de cumulonimbus et plus le changement climatique s’aggrave. C’est aussi simple et terrible que ça.
À la clé, un impact économique qui promet de dépasser l’entendement. D’ores et déjà, les 10 plus grandes villes du Québec doivent s’attendre à débourser 2 G $ d’ici les cinq prochaines années juste pour s’adapter au changement climatique (ex. : renouvellement accéléré du réseau d’eaux usées et pluviales, des chaussées, des aménagements verts, etc.), selon une étude du Groupe Agéco ; pour l’ensemble du Québec, la facture se chiffre à 4 G $. Quant au Canada, une étude de l’économiste Matthew Kahn prévoit un effondrement du produit intérieur brut (PIB) de 13,1 % d’ici 2100, consécutif à une dégringolade de 4,4 % en 2050 et de 1,4 % en 2030, rien qu’à cause du changement climatique. Et ce, en raison d’une chute annoncée de la productivité des êtres humains – sur les chantiers comme dans les champs, on est moins efficace quand on crève de chaud. «S’il est pour l’instant impossible d’évaluer précisément les coûts du changement climatique, on peut toutefois affirmer sans se tromper qu’ils seront fortement négatifs pour les économies du monde entier», résume Carine Bergevin-Chammah, économiste chez Desjardins.
Le ciel nous tombera-t-il sur la tête ?
Aide le ciel, et le ciel t’aidera…
Ici et là, d’audacieux innovateurs imaginent comment nous pourrions rétablir un certain équilibre au-dessus de nos têtes. Le projet Drawdown piloté par l’entrepreneur américain Paul Hawken propose ainsi de recourir à grande échelle à des «éponges à CO2», des sortes de céramiques capables d’absorber le gaz carbonique environnant, puis de vider celui-ci dans des serres agricoles. Ce qui créerait un cercle vertueux potentiellement carbonégatif.
Autre idée : la multiplication des mini-éoliennes. De taille humaine, celles-ci peuvent être implantées n’importe où sans nuire au paysage (dans des champs, sur des tours d’immeuble,…) et sans déranger (leur bruit est semblable au souffle humain). Et ça marche : la tour Eiffel est devenue, grâce à elles, autosuffisante sur le plan énergétique.
Enfin, l’économiste Solomon Hsiang et le climatologue Bob Kopp notent, eux, qu’il est envisageable d’intervenir directement sur les nuages. On pourrait projeter des goutellettes d’eau dans les couches supérieures de l’atmosphère pour densifier la couverture nuageuse, ou encore répandre des paillettes dans les couches inférieures pour accroître la réflexivité de celle-ci, et ainsi diminuer temporairement la chaleur extrême dont souffre une métropole.
C’est clair, nous sommes à même de trouver une solution à la disparition des nuages bas. Pourvu que nous nous y attelions tous ensemble : entrepreneurs, politiciens, citoyens, etc. Sans attendre que le ciel finisse par nous tomber sur la tête.
Je ferme les yeux, ébloui. Je prends une grande respiration, j’inhale l’air pur de ce paradis sans nuage qu’est Port-Cros, un paradis fragile, mais sûrement résilient. Et j’expire en souriant du coin des lèvres.
«Ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on donne, mais le sourire qui accompagne le don», aimait à dire l’explorateur polaire Paul-Émile Victor.
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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