Est-ce le temps de revoir le concept de «Dans l’oeil du dragon»?
Dominic Gagnon|Publié le 15 février 2024L’émission «Dans l’Œil du Dragon» devrait davantage choisir des jurés comme Mitch Garber, qui sont des investisseurs ou des gens avec beaucoup de capitaux, plutôt que des entrepreneurs qui gèrent une entreprise, selon Dominic Gagnon. (Photo: courtoisie)
EXPERT INVITÉ. Depuis des années l’émission Dans l’oeil du dragon de Radio-Canada captive un grand public avec plus de 700 000 téléspectateurs. Mais derrière cette image d’entrepreneurs à succès, existe-t-il une réalité moins reluisante? En fait, je me pose la question: l’émission fait elle plus de mal que de bien à l’écosystème entrepreneurial québécois?
Je me suis longtemps demandé si j’allais écrire ce texte ou pas. Au-delà de ma perspective sur cette émission, je considère la majorité des «dragons» comme des relations d’affaires privilégiées pour qui j’ai énormément de respect et d’affection. En revanche, je continue de croire que le concept de l’émission doit être revu et qu’il ne sert plus vraiment de véhicule de promotion positif à l’entrepreneuriat même s’il constitue une excellente vitrine de publicité pour les entrepreneurs y participant.
Et si être dragon portait malheur?
Depuis le début de l’émission, de nombreux entrepreneurs y participant se sont retrouvés dans l’eau trouble. Qu’on pense à Martin-Luc Archambault pour lequel La Presse brossait un portrait pas très reluisant en 2018, Gilbert Rozon, visé par de multiples accusations de harcèlement et d’agressions sexuelles, ou encore de Caroline Néron et de sa débâcle financière, qui a confié au balado Les Dérangeants qu’elle était «en faillite» lorsqu’elle était sur un fauteuil des dragons.
Plus récemment, la fondatrice de Cook It, Judith Fetzer faisait son retour en grande pompe aux dragons en tant que «dragonne invitée» remplaçant Nicolas Duvernois le 14 juin 2023. Malheureusement, l’entreprise se mise à l’abri de ses créanciers dans les dernières semaines, moins de 6 mois après son passage à l’émission cumulant plus de 22 millions de dollars (M$) de dettes et vendu pour moins de 2,3 M$.
Selon moi, la responsabilité de la production est de s’assurer de faire une vérification des participants autant d’un point de vue financier que d’un point de vue l’éthique et de la réputation.
La même réflexion s’applique à une foule de concours entrepreneuriaux qui récompensent des gens sur la simple réponse à un court formulaire et parfois une entrevue. Pour avoir personnellement participé à de nombreux concours, dans plus de 90% des cas, aucune vérification n’est faite, autant sur les réponses que sur la situation financière de l’entreprise.
Pour une distribution plus près de la réalité
Sur le site de Radio-Canada, les dragons sont décrits comme des «gens d’affaires au succès fulgurant». Contrairement aux différentes autres franchises de l’émission à l’international telles que Qui veut être mon associé? en France ou Dragon’s Den au Canada anglais, plusieurs des dragons québécois actuels sont des gens d’affaires accomplis, mais loin d’être très riches.
Comme c’était probablement le cas de Judith de Cook It au moment de son passage à l’émission, plusieurs d’entre eux doivent aussi conjuguer avec des défis dans leur organisation et ne disposent certainement pas des liquidités nécessaires à des investissements dans d’autres entreprises.
C’est le contraire de la distribution initiale de l’émission, mettant en vedette des Alexandre Taillefer qui était à la tête d’une société d’investissement en capital de risque et ayant réalisé plusieurs sorties réussies, de Serge Beauchemin, ayant vendu sa précédente entreprise pour plusieurs dizaines de millions de dollars ou encore de Mitch Garber, dont la fortune personnelle serait estimée à plusieurs centaines de millions.
L’émission devrait reposer sur des dragons qui sont des investisseurs, ce que nous appelons fréquemment des anges financiers au Québec. Par définition, un ange financier est généralement une personne ayant eu un succès financier important (vente de son entreprise par exemple) qui choisit de consacrer une partie importante de son temps à investir dans des sociétés en argent et en temps. Une très faible minorité d’entre eux sont toujours des exploitants à temps plein d’une organisation en pleine croissance, car investir demande beaucoup de temps et d’attention.
Dans l’édition actuelle des dragons, sauf Georges Karam et Isabelle Chevalier (qui a récemment vendu son entreprise), tous les dragons sont principalement des exploitants d’entreprises. Je comprends pertinemment leur intérêt à participer à l’émission, car l’un des rôles de l’entrepreneur est de faire la promotion de son entreprise. Qui ne voudrait pas profiter de cette merveilleuse vitrine? En valeur média, c’est des centaines de milliers de dollars minimum. Je suis d’autant plus convaincu que Nicolas et David voient une hausse de leur vente après la diffusion d’une émission et plusieurs ont choisi une nuitée au Germain pour la même raison.
En revanche, je pense que le concept de l’émission repose principalement sur la capacité des dragons d’investir réellement dans des entreprises et d’aider à les propulser, comme c’est le cas dans plusieurs des autres franchises de l’émission tel qu’en France avec Tony Parker (ex-joueur de la NBA, aujourd’hui investisseur), Marc Simoncini, investisseur et 243e fortune française, Éric Larchevêque, ange financier avec une fortune estimée à plus de 375 millions d’euros, ou encore Anthony Bourbon étant passé d’itinérants à une fortune de plus de 100 millions.
À SUIVRE – Différencier les entrepreneurs des anges investisseurs
Différencier les entrepreneurs des anges investisseurs
Selon moi, l’émission donne une fausse image à la fois de l’entrepreneur et de l’investisseur.
L’investissement en capital risque n’est vraiment pas un jeu. Contrairement à l’impression donnée par l’émission, celle-ci exige un engagement et une attention considérables souvent incompatibles avec la gestion active d’une entreprise en croissance. Il est quasi impossible d’être à la fois investisseur dans de nombreuses jeunes pousses en même temps qu’être à la tête opérationnelle d’une entreprise en forte croissance qui requiert votre attention et énergie.
La seule manière de conjuguer les deux rôles est de joindre une organisation comme Anges Quebec qui s’occuperait d’une bonne partie du travail pour vous. Bon, vous me direz que justement, les dragons n’en ont pas besoin, sachant que près de 90% des ententes n’arriveront jamais. Toutefois, c’est aussi ça le problème: l’émission donne l’impression que l’investissement est basé sur un sentiment et oublie de dire que ce n’est «qu’un spectacle».
Le chapeau d’investisseur est très différent de celui de l’entrepreneur exploitant, mais que plusieurs ex-entrepreneurs portent avec brio, tel que Frederic Bastien qui, pour donner suite à la vente de son entreprise Mnubo, a fondé d’Amiral Ventures (en plus d’être président du conseil d’Anges Quebec) ou de Chris Arsenault, associé chez Inovia, un des plus importants fonds de capital de risque.
Incorporer plus de réalisme dans l’émission
Ma conviction reste ferme: Dans l’oeil du dragon a un rôle crucial à jouer. Elle peut continuer à donner une opportunité incroyable aux jeunes entreprises en quête de visibilité tout en valorisant l’esprit entrepreneurial. Néanmoins, il est impératif de dépasser la simple mise en scène spectaculaire de l’entrepreneuriat pour embrasser une représentation plus authentique et nuancée.
Le tout débute par une distribution d’entrepreneurs chevronnés ayant eu des sorties réussies et mettant une grande partie de leur énergie à accompagner d’autres entrepreneurs. Évidemment, il faut s’assurer que les dragons aient une réputation irréprochable et une situation financière très enviable. Également, on devrait informer les téléspectateurs du processus «post-offre» et de comment fonctionne réellement le financement d’une entreprise. Vous me direz que cela n’est pas très sexy, mais je pense que ça peut l’être si c’est bien fait.
Enfin, il est vital de montrer toutes les facettes de l’entrepreneuriat, y compris les échecs et les défis. Beaucoup d’entreprises passées par Dans l’oeil du dragon ont connu des difficultés voire la faillite. En parler ouvertement contribuerait à une représentation plus honnête et saine de l’entrepreneuriat renforçant ainsi la sensibilisation à la santé mentale et évitant de donner l’illusion que le chemin entrepreneurial est toujours linéaire et sans embûche.
Et vous, que pensez-vous des dragons?
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