Esther Duflo: «On gagne toujours à bousculer les idées reçues»
Olivier Schmouker|Édition de février 2020Esther Duflo (Illustration: Marta Signori)
Q&R. À 46 ans, Esther Duflo est la plus jeune économiste à recevoir le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel (surnommé le « Nobel d’économie »). Cette consécration, elle la doit à sa conviction qu’on peut résoudre n’importe quel problème, et même changer le monde, à condition d’y aller un pas à la fois. Et ce, grâce à une méthode que chacun de nous – entrepreneur, employé, etc. – peut appliquer dans son quotidien : se mettre dans la peau d’un plombier ! Elle sera présente à Montréal le 22 avril à l’occasion de la journée Femmes Leaders organisée par le Groupe Les Affaires.
Les Affaires – Vous devez en grande partie votre « Nobel d’économie » à votre méthode de travail inusitée en économie, le Randomized Controlled Trial (RCT), qu’on peut traduire par expérimentation aléatoire. Vous la comparez à l’approche… du plombier. Expliquez- nous pourquoi.
Esther Duflo – L’idée de l’expérimentation aléatoire, c’est de tester une hypothèse non pas de manière théorique dans un laboratoire, mais sur le terrain, tout comme on le fait en médecine pour un nouveau médicament. Par exemple, on peut se poser la question « quel est l’effet de réduire la taille d’une classe sur l’apprentissage des élèves ? », puis on prend 200 écoles et on réduit la taille des classes dans la moitié d’entre elles, de manière aléatoire. Au bout d’un an, on compare les résultats scolaires de toutes les écoles, et on en tire des leçons précises.
Tout comme le fait un plombier, au fond : il règle une fuite après l’autre, en émettant chaque fois une hypothèse simple et claire : si le problème n’est pas résolu à la première tentative, il en essaye une autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce que toute la maison soit au sec. Sa démarche, comme la mienne, est d’une redoutable efficacité : s’attaquer au spécifique pour régler le global, et surtout pas l’inverse, comme le font trop souvent les économistes.
L.A. – Peut-on appliquer cette méthode à n’importe quel domaine ?
E.D. – N’importe lequel, ce serait un peu présomptueux de le prétendre. Les deux autres lauréats du « Nobel » 2019 et moi, nous l’avons surtout appliquée à la lutte contre la pauvreté, et cela s’est traduit par de nombreux succès. Par exemple, le traitement des parasites intestinaux auprès des enfants, d’abord l’objet d’une expérience visant à augmenter l’assiduité des écoliers d’un village kenyan, a été généralisé dans tout le Kenya, et a même été par la suite implanté en Inde.
Cela étant, je suis sûre qu’on pourrait régler ainsi d’autres problèmes de nos sociétés. Des expérimentations aléatoires sont justement effectuées, ici et là, concernant la gouvernance, l’immigration, la corruption, la criminalité, etc.
L.A. – Même le changement climatique ?
E.D. – Bien sûr. D’autant plus que le changement climatique menace tous les gains qui ont été réalisés contre la pauvreté : à Delhi, les écoles ont fermé deux semaines l’été dernier à cause de la pollution de l’air et des chaleurs extrêmes, si bien que toutes les mesures incitatives visant à scolariser davantage les enfants – des années d’efforts pour le centre de recherche J-PAL que je copilote – ne servaient plus à rien. Il est clair que ce sujet va devenir l’un de mes prochains chevaux de bataille, car il change la donne pour tout le monde, riches comme pauvres.
L.A. – À quoi le plombier que vous êtes va-t-il ainsi s’attaquer en premier ?
E.D. – (Rires) Je ne le sais pas vraiment, mais ça pourrait être une question comme « Comment changer durablement le comportement des consommateurs des pays riches ? » Ce qui est sûr, c’est qu’il faut agir localement, à petite échelle. Les grandes décisions politiques, du genre limiter les émissions mondiales de CO2, ça ne sert pas à grand-chose. Mieux vaut expérimenter sur le terrain, voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, puis généraliser les bonnes solutions. Tout vrai changement de comportement se produit en premier à l’échelle de l’individu, voire de l’entreprise, avant de contaminer le reste de la collectivité.
L.A. – Êtes-vous optimiste quant à de vrais changements à cet égard ?
E.D. – Je suis optimiste, je sais que cette démarche est efficace, que les résultats qu’elle donne désarçonnent les sceptiques. C’est bien simple, on gagne toujours à bousculer les idées reçues.