"Un coup d'État réussi nécessite plus que de simplement faire entrer des troupes dans le Kremlin. Tout nouveau dirigeant russe devrait avoir une base de soutien au sein de l'élite et de la société ainsi qu’une justification plausible pour destituer Poutine. Il est difficile de voir un leader alternatif qui pourrait espérer y parvenir", affirme à Les Affaires Jason Bush, analyste à la firme de risque politique Eurasia Group. (Photo: Getty Images)
ANALYSE GÉOPOLITIQUE. C’est la question qui est sur les lèvres de plusieurs analystes et observateurs depuis que la milice Wagner menée par Evgueni Prigojine s’est momentanément révoltée en Russie : faut-il se préparer à la fin éventuelle du régime autoritaire de Vladimir Poutine?
L’ex-agent du KGB – les anciens services secrets de l’Union soviétique – dirige le pays depuis 2000, incluant ses quatre années à titre de premier ministre (de 2008 à 2012), alors qu’il tirait en fait les ficelles même si Dmitry Medvedev était président.
Cette question est fondamentale étant donné le poids géopolitique de la Russie, une superpuissance nucléaire, sur l’échiquier mondial, incluant son rôle dans la détermination de l’offre et du prix de plusieurs ressources naturelles stratégiques, dont le gaz naturel et le pétrole.
Pour mieux comprendre la situation en Russie, nous avons posé des questions à Jason Bush, un analyste de la firme américaine en risque politique Eurasia Group, qui conseille les organisations sur les marchés internationaux.
Jason Bush est spécialisé dans la géopolitique de l’Eurasie (l’immense masse continentale englobant l’Europe et l’Asie), avec une focalisation sur la Russie. Avant de joindre cette firme en 2016, il a passé 15 ans à Moscou principalement en tant que correspondant économique à l’agence Reuters et chef du bureau de Moscou pour le magazine Business Week.
LES AFFAIRES – La récente mutinerie avortée de la milice de Wagner a montré une certaine faiblesse du régime de Vladimir Poutine, comme en témoigne la facilité avec laquelle les troupes de Prigojine ont pu se rapprocher de Moscou sans rencontrer trop de résistance. Pour l’instant, la crise semble maîtrisée, du moins en surface. À moyen et long terme, faut-il se préparer à la fin du régime de Poutine ou est-il toujours bien en selle malgré tout?
Jason Bush – Les réponses pourraient être «oui» aux deux questions de la dernière phrase. Poutine est toujours «en selle», mais cela ne veut pas dire que le monde ne doit pas se préparer à la fin de son régime à moyen et long terme. Dire que nous devrions être préparés à cela ne signifie pas que nous devrions nous y attendre comme quelque chose de très probable.
Il est tout à fait plausible que Poutine soit encore président dans cinq ou dix ans. Il est très peu probable que Poutine perde le pouvoir lors d’une élection, étant donné la nature autoritaire du régime. Il n’est pas non plus susceptible de céder le pouvoir volontairement, car cela l’exposerait à de sérieux risques. Par exemple, il est déjà recherché pour crimes de guerre par la Cour pénale internationale.
Cela signifie qu’il ne peut perdre le pouvoir que par un coup d’État, une révolution ou s’il meurt. Une révolution populaire est la moins probable de ces possibilités. La grande masse de la population russe est conformiste, politiquement apathique et peu encline à protester. Si l’on en croit de nombreux sondages d’opinion, une grande majorité de Russes appuie Poutine.
Seules des catastrophes totales, comme l’effondrement complet de l’armée russe ou de l’économie russe, semblent capables de changer cet état de fait. Un coup d’État est donc généralement considéré comme la manière la plus probable par laquelle Poutine pourrait perdre le pouvoir.
Mais c’est aussi très difficile à envisager. La mutinerie de Prigojine n’était pas un véritable coup d’État, et elle a duré un peu plus d’une journée.
Un coup d’État réussi nécessite plus que de simplement faire entrer des troupes dans le Kremlin. Tout nouveau dirigeant russe devrait avoir une base de soutien au sein de l’élite et de la société ainsi qu’une justification plausible pour destituer Poutine.
Il est difficile de voir un leader alternatif qui pourrait espérer y parvenir.
LA – Imaginons un scénario dans lequel Poutine n’est plus au pouvoir. Qui pourrait potentiellement prendre sa place?
J.B. – Il n’y a pas de réponse claire à cette question, car Poutine a délibérément évité de désigner tout type de successeur reconnu. Le prochain président de la Russie pourrait bien être un parfait inconnu – comme Poutine lui-même l’était jusqu’à peu de temps avant qu’il ne devienne président.
En vertu de la constitution russe, si Poutine meurt, démissionne ou est destitué pendant son mandat, le premier ministre devient président par intérim. Actuellement, c’est Mikhail Mishustin.
Le premier ministre est également le deuxième homme politique le plus connu de la Russie, et c’était le travail de Poutine (deux fois, en fait!) avant qu’il ne devienne président. Cela ne signifie pas que Mishustin est le favori pour remplacer Poutine. Cependant, pour le moment, on peut dire qu’il a une longueur d’avance.
En vertu de la constitution russe, si Poutine meurt, démissionne ou est destitué pendant son mandat, le premier ministre devient président par intérim. Actuellement, c’est Mikhail Mishustin. (Photo: Didssph pour Unsplash)
LA – Une transition pacifique est-elle possible dans ce pays autoritaire? Bref, y a-t-il un risque de luttes – voire de guerre civile – entre différents groupes au sein de la Russie pour s’emparer du pouvoir?
J.B. – Une transition pacifique est en effet difficile à envisager en Russie, sauf dans un scénario où Poutine meurt naturellement ou cède volontairement le pouvoir à un successeur de confiance. Poutine devrait probablement être en mauvaise santé pour risquer ce dernier scénario, cela semble donc être une perspective lointaine.
Il s’ensuit donc qu’il y a un risque de violence dans une future transition du pouvoir, si cela implique une tentative de remplacer Poutine de son vivant. Cela ne peut se produire de manière réaliste que par un coup d’État, une révolution ou un assassinat.
C’est une autre question de savoir si ce genre de crise politique conduirait à une guerre civile russe.
Une guerre civile exigerait que les forces armées russes aient des loyautés partagées, différentes parties des forces armées s’alignant sur différentes factions politiques. C’est difficilement envisageable.
Les généraux russes seraient plus susceptibles de rester en dehors des conflits politiques intérieurs ou de suivre les ordres du chef de l’État en place.
LA – En cas de déstabilisation de la Russie due au départ de Poutine, quel pourrait être l’impact sur la guerre en Ukraine?
J.B. – Le départ de Poutine serait probablement favorable à la fin de la guerre en Ukraine, mais probablement pas immédiatement. Ni la société russe ni la plupart de l’élite n’ont joué un rôle significatif dans les décisions qui ont conduit à la guerre. C’était vraiment le projet personnel de Poutine.
Un futur dirigeant peut être plus pragmatique et avoir des priorités différentes, comme consolider son pouvoir chez lui. Notez que cela serait également vrai avec ou sans déstabilisation en Russie. Il est logique de supposer que s’il y a déstabilisation à la suite du départ de Poutine, cela entraverait davantage la capacité de la Russie à mener la guerre.
Par exemple, l’incertitude politique affaiblirait probablement l’économie russe et peut-être le moral de l’armée russe. S’il y a de graves troubles ou de la violence en Russie, l’armée pourrait même être nécessaire dans le pays.
LA – À plus grande échelle, quel pourrait être l’impact d’une déstabilisation de la Russie sur la Chine, qui verrait ainsi son partenaire clé (pour défier l’Occident et les États-Unis) perdre de l’influence en Eurasie?
J.B. – Tout ce que l’on peut dire avec certitude en réponse à cette question, c’est que la Chine n’apprécierait absolument pas une déstabilisation politique en Russie. C’est pour la raison que vous indiquez dans la question: une Russie faible et distraite signifierait que la Chine est elle-même affaiblie dans ses différents conflits avec l’Occident.
Mais les implications réelles de toute déstabilisation russe pour la Chine dépendraient de nombreuses inconnues, telles que sa durée et ce qui vient après.
Il semble peu probable, en fait, que de futurs changements politiques en Russie conduisent à des changements fondamentaux dans les relations de la Russie avec la Chine.