Audrey Tcherkoff est VP de Positiv Planet. (Photo: DR)
CHRONIQUE. «Pourquoi devrais-je me soucier des générations futures ? Qu’ont-elles fait pour moi ?» Qui parle ainsi ? Groucho Marx, l’humoriste pince-sans-rire qui savait, d’un trait d’esprit fulgurant, mettre le doigt sur les maux de nos sociétés. Une fois de plus, on peut dire qu’il avait visé juste.
C’est qu’on a beau savoir que la fin du monde approche à grands pas à cause de notre insouciance environnementale – le climat se dérègle, les eaux montent, des espèces animales disparaissent… -, la plupart d’entre nous ne se soucient que de la fin du mois. Nous vivons en effet sous la dictature du court terme, le signe caractéristique du capitalisme et de nos sociétés dans leur ensemble. Notre maître à tous : l’urgence. Oui, l’urgence de régler nos factures juste à temps, de remplir nos paniers d’épicerie jour après jour, de faire le plein avant de tomber en panne.
En conséquence, nous avons totalement perdu de vue le long terme, en particulier l’avenir des générations futures. Ce qui est carrément «suicidaire», selon l’économiste français Jacques Attali : «Sans la prise en compte du long terme, la vie de nos contemporains deviendra un enfer fait de crises et de désastres. Voilà pourquoi il convient de réorienter le capitalisme vers des enjeux lointains, et donc de contrer l’individualisme qui anime l’économie de marché actuelle», dit-il dans l’ouvrage collectif qu’il a piloté Pour une économie positive.
Son idée ? Créer tous ensemble une «économie positive», soit une économie qui «considère le monde comme une entité vivante qu’il nous faut protéger et valoriser et dont l’humanité n’est qu’une des dimensions». C’est une économie qui «rassemble toutes les entités – biens, services, privé, public… – dans l’optique de faire oeuvre utile pour les générations suivantes». Bref, c’est une «vision positive de l’activité humaine», en ce sens que chacun n’agit dès lors plus qu’en fonction de l’épanouissement d’autrui, que celui-ci vive aujourd’hui ou demain.
L’économie positive est furieusement altruiste. Elle suit ainsi ce que disait l’économiste écossais Adam Smith dès 1759, dans son livre Théorie des sentiments moraux : «Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux.»
Une pensée que M. Attali résume comme suit : «Chacun a intérêt au bonheur de l’autre. L’autre maintenant, mais aussi l’autre demain.»
Qu’est-ce que cette démarche implique pour nos entreprises ? Qu’en faisant preuve d’un «altruisme intéressé» elles peuvent enfin devenir pérennes, loyales et fructueuses. «Une entreprise positive considère que le bien-être de ceux qui la composent, dirigeants et salariés, et de ses actionnaires, n’est pas sa seule raison d’être : elle doit, au-delà du profit et des salaires, créer des biens et des services utiles à la collectivité présente et future, note M. Attali. Elle permet à chacun d’apporter une réponse claire aux interrogations existentielles qu’il peut se poser après une rude journée de travail : « Suis-je utile à la société, d’aujourd’hui et de demain ? Mon travail a-t-il vraiment du sens ? Est-ce que je participe à la construction d’un monde meilleur, ou plutôt à la destruction du monde de demain ? »«
Concrètement, l’ONG Positive Planet, présidée par M. Attali, a récemment concocté l’Indice de positivité des entreprises. Celui-ci repose sur 35 indicateurs, qui vont des conditions de travail au partage de la vision stratégique à long terme en passant par l’impact socioécologique des activités. En France, de plus en plus d’entreprises l’adoptent. Un palmarès annuel a même été créé, lequel a permis à la Société générale (banque), à Kering (luxe) et à Michelin (pneumatiques) de briller en 2018. «Si ce sont les grandes entreprises qui embarquent pour l’instant, rien n’empêche que ce soit bientôt le tour des PME et des start-up», estime Hugues Poissonnier, professeur d’économie à Grenoble École de Management (GEM).
C’est simple, le concept d’économie positive séduit maintenant à large échelle. Lors du dernier festival South by Southwest, à Austin, aux États-Unis, Adidas a dévoilé sa toute nouvelle stratégie à long terme : fabriquer toutes ses paires de chaussures – objectif : 450 millions de paires – en plastique recyclé d’ici 2024. Oui, toutes ! «Ce n’est pas pour nous donner bonne conscience. Non, c’est du bon business. Durable, rentable, positif. Et c’est tout ce qui compte», a expliqué Eric Liedtke, directeur, Marques mondiales, chez Adidas.
Alors, qu’attendons-nous pour «positiver» à notre tour ? Pour nous arrêter de courir en tous sens comme des poules sans tête, puis relever la tête et regarder le soleil à l’horizon ? Donc, pour aller droit à l’essentiel ?
«Chacun de nous a le pouvoir de faire bouger les lignes, de façon positive. Il suffit de réaliser que les leaders, c’est nous ! Et que c’est à nous tous de combattre pour le climat, la santé, la justice. Pour les générations futures. Car ce combat, c’est le plus grand combat que l’humanité ait aujourd’hui à mener», lance avec fougue Audrey Tcherkoff, vice-présidente de Positiv Planet.
On ne saurait être plus explicite.
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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