Gaz naturel: comment le Canada a échappé au chantage de Poutine
François Normand|Publié le 21 mai 2022«Avant qu’il ne devienne un paria, et à une période où la Russie intégrait le nouveau G8, la vision hégémonique gazière pourtant pas si discrète du président russe visait l’encerclement de l’Europe et la pénétration des marchés nord-américains pour étendre son influence.» (Photo: Getty Images)
ANALYSE GÉOPOLITIQUE. Nous l’avons échappé belle! Dans les années 2000, le Canada et les États-Unis sont passés à deux doigts de s’approvisionner en gaz naturel auprès du géant russe Gazprom. Et sans l’exploitation massive des gaz de schistes aux États-Unis, l’Amérique du Nord serait aujourd’hui dépendante et vulnérable à l’égard de la Russie, comme l’Europe, alors que la guerre en Ukraine bouleverse l’échiquier mondial.
On imagine facilement la situation très inconfortable dans laquelle se retrouveraient aujourd’hui Ottawa et les entreprises canadiennes si la Russie comblait une partie de nos besoins gaziers. Imposer des sanctions économiques au régime de Vladimir Poutine serait plus compliqué pour le Canada, et certaines industries pâtiraient sans doute d’une hausse des prix du gaz naturel, comme en Europe.
C’est sans parler d’un risque réel de ruptures ou de retards dans les approvisionnements gaziers.
Washington et les entreprises américaines se seraient aussi retrouvés dans la même situation.
Vous comprenez pourquoi j’écris que nous l’avons échappé belle en Amérique du Nord?
C’est Martin Imbleau, le PDG de l’Administration portuaire de Montréal, qui était à l’époque le vice-président au développement des affaires chez Énergir, qui m’a récemment raconté cette histoire largement méconnue.
Il a aussi partagé avec Les Affaires une longue analyse (géopolitique et historique) qu’il a écrite à ce sujet.
Chose certaine, Martin Imbleau sait de quoi il parle.
À la même table que Gazprom
C’est lui qui a négocié, en 2007 et 2008, avec des représentants de Gazprom afin d’importer éventuellement du gaz naturel liquéfié (GNL). Énergir l’aurait importé par bateau, via le fleuve Saint-Laurent, et l’aurait distribué ensuite sur les marchés québécois, canadien et américain.
«Les négociations avaient lieu un peu partout, au Canada, en France, aux États-Unis et à Moscou», raconte celui qui est aussi président du conseil de la Chaire Raould-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, à l’UQAM.
Il se souvient surtout que ces négociations avec les Russes étaient ardues, dans un contexte où Moscou se servait déjà de ses vastes ressources énergétiques (gaz naturel et pétrole) pour étendre son influence politique dans le monde.
«Avant qu’il ne devienne un paria, et à une période où la Russie intégrait le nouveau G8, la vision hégémonique gazière pourtant pas si discrète du président russe visait l’encerclement de l’Europe et la pénétration des marchés nord-américains pour étendre son influence», souligne-t-il dans son analyse.
Dans les années 2000, l’Amérique du Nord était donc à la recherche de nouvelles sources gazières.
La production d’hydrocarbures stagnait sur le continent, ce qui faisait grimper les prix du gaz naturel, un prix continental, dont la valeur est déterminée au Henry Hub, un important centre de distribution gazier en Louisiane.
Au milieu de la décennie 2000, le cours de la molécule a même frôlé les 18$US par million d’unité thermale britannique (MM/Btu), selon les données historiques de l’Energy Information Administration (EIA), une agence fédérale américaine.
Pour mettre les choses en perspective, ce vendredi 20 mai, le prix s’établissait à 8,10$US/BTU. Cela est toutefois largement supérieur à la moyenne des cinq dernières années, alors que les cours sont pratiquement demeurés sous la barre des 4,00$US/BTU, entre 2016 et 2021.
Multiplication des projets de terminaux méthaniers
C’est donc en raison du déclin de l’offre gazière nord-américaine et de l’explosion des prix, dans les années 2000, que les projets de projet de terminaux méthaniers pour importer du gaz naturel liquéfié (GNL) se sont multipliés aux quatre coins de l’Amérique du Nord.
Au Québec, il y avait deux projets: Énergie Cacouna (TransCanada et Petro-Canada), à Gros-Cacouna, et Rabaska (Énergir, Enbridge, Gaz de France), à Lévis, pour lequel Martin Imbleau a eu des pourparlers avec Gazprom.
Ce gaz naturel devait provenir de la Russie, mais aussi potentiellement d’autres régions comme l’Europe du Nord et l’Afrique du Nord.
C’est finalement l’exploitation de nouvelles ressources gazières — les fameux gaz de schiste, rendus exploitables grâce à de nouvelles technologies de forages horizontaux et de la fracturation hydraulique — qui a rendu caducs les projets d’importation de GNL.
Les États-Unis sont même devenus un exportateur net de gaz naturel, avec des exportations de GNL qui représentent aujourd’hui 13% de la production gazière totale du pays, selon l’EIA.
«N’eût été la volonté d’exploiter massivement ces nouvelles ressources, l’Amérique du Nord aurait potentiellement dû compter sur le gaz russe, en partie du moins. Le conflit actuel et les sanctions sur la Russie ne seraient tout simplement pas envisageables dans la même proposition si cette situation s’était avérée», écrit Martin Imbleau.
Les entreprises québécoises, canadiennes et américaines qui consomment du gaz naturel bénéficient aussi de ce mouvement de plaques tectoniques énergétiques et géopolitiques dans les années 2010.
En 2007 et 2008, Énergir a négocié à plusieurs reprises avec Gazprom afin d’importer du gaz naturel liquéfié (GNL). (Photo: Boevaya Mashina / CC)
Car, depuis une douzaine d’années, les prix du gaz naturel sont en déclin en Amérique du Nord, bien qu’ils soient repartis à la hausse depuis l’été 2021, en raison d’un déséquilibre entre l’offre et la demande provoquée par la pandémie de COVID-19.
Cela dit, le marché devrait se rééquilibrer au courant des deux prochaines années, prévoit l’EIA, tablant sur des prix à 3,49$US/ BTU, en 2023, et à 3,17$US/BTU, en 2024. Les prix devraient être dans les mêmes eaux en 2030 (3,96$US/BTU), selon les prévisions à long terme de la Banque mondiale.
Pas de réelle souveraineté sans autonomie
La pandémie nous a appris collectivement une grande leçon de logistique et d’économie.
Lors d’une grave crise sanitaire, un pays a tout intérêt à être autonome ou à avoir une certaine autonomie pour ce qui est de ses approvisionnements stratégiques, et ce, des équipements médicaux aux aliments de base en passant par les vaccins.
La crise des chaînes d’approvisionnement manufacturières, elle, nous a appris une autre leçon fondamentale: la substitution des importations (une logique où il est rentable et économiquement viable de fabriquer des produits sur une base locale plutôt que de les importer) est sans doute la meilleure approche pour réduire les risques logistiques.
Enfin, la crise en Ukraine nous a appris une autre leçon, peut-être encore plus importante que les deux précédentes.
Lors d’une guerre d’une amplitude mondiale, la souveraineté énergétique d’un pays est sans doute son actif le plus précieux pour ne pas être à la merci d’un régime hostile, d’autant plus s’il s’agit d’une puissance énergétique.