En théorie, on ne peut pas exclure que les États-Unis deviennent un jour un pays autoritaire, voire une dictature. Mais en réalité, ce scénario est improbable. (Photo: Getty Images)
ANALYSE GÉOPOLITIQUE. Sans hiérarchisation des risques, tout risque devient une peur, minant la réflexion et la prise de décision. Or, nous sommes exposés dans l’espace public à trois types de ces risques non hiérarchisés, soit la fin de la démocratie américaine, le retour du fascisme en Occident et le déclenchement d’une troisième Guerre mondiale en raison de l’invasion de l’Ukraine. Et cette lacune provoque malheureusement des peurs exagérées.
Soyons très clairs en partant. Je ne dis pas que la démocratie aux États-Unis n’éprouve pas de sérieux problèmes ou que la guerre en Ukraine — où l’Occident fournit des armes aux Ukrainiens pour combattre l’armée d’invasion russe — ne peut pas déraper et se transformer en un conflit mondial.
Ces deux risques géopolitiques sont bien réels.
Toutefois, sans les classer comme étant des risques très probables, possibles ou improbables (une hiérarchisation du reste classique dans l’analyse du risque économique, financier ou géopolitique), ces risques se transforment rapidement en peurs.
Dans le cas d’un supposé «retour du fascisme», cette crainte ne serait pas vraiment fondée, si l’on se fie du moins aux spécialistes de ce régime politique bien particulier dans l’histoire du 20e siècle.
En revanche, on assiste assurément à une montée de l’extrême droite xénophobe et raciste — mais aussi de l’extrême gauche, notamment identitaire — dans des pays comme les États-Unis, la France, l’Italie ou la Suède.
Le Canada n’est pas non plus complètement à l’abri de l’extrémisme, comme on a pu le constater lors de l’occupation d’Ottawa, au début de 2022.
Analysons maintenant les trois risques géopolitiques.
La fin prochaine de la démocratie américaine
C’est devenu un mantra depuis l’assaut contre le Capitole, le 6 janvier 2021. La vieille démocratie libérale américaine serait en danger, et la première puissance mondiale pourrait devenir un régime autoritaire.
Certains chroniqueurs parlent même d’un risque que le pays devienne une dictature!
Rien de moins.
Les États-Unis pourraient-ils devenir un jour un régime autoritaire, si par exemple Donald Trump gagnait l’investiture républicaine et remportait ensuite l’élection présidentielle de novembre 2024?
Techniquement, on ne peut pas exclure ce scénario aux États-Unis, une société très polarisée, ni du reste dans la plupart des démocraties. Mais en pratique, ce scénario est improbable au sud de la frontière.
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Plusieurs facteurs sont en faveur d’un scénario improbable:
1. La démocratie américaine a plus de deux siècles — la première élection présidentielle a eu lieu aux tournants des années 1789, portant au pouvoir George Washington.
2. La jeune république a inventé la séparation des pouvoirs (le législatif, l’exécutif, le judiciaire). Cette séparation — qui n’existe même pas au Canada — assure un équilibre (un check and balance, comme on dit aux États-Unis) en créant un garde-fou contre les dérives autoritaires.
3. Dans leur histoire, les États-Unis ont traversé des crises sans sombrer dans l’autoritarisme. Mentionnons la Guerre civile de 1861 à 1865, l’assassinant de trois présidents entre 1865 et 1901, ainsi que les turbulences des années 1960, dont les meurtres de John F. Kennedy et Martin Luther King Jr. marquent encore les esprits.
4. Même si l’ex-président Donald Trump a tenté de s’accrocher au pouvoir en janvier 2021, le collège électoral a confirmé l’élection de Joe Biden. Et avec le concours de républicains, à commencer par l’ancien vice-président Mike Pence — le tiers des républicains ont accepté le résultat de la présidentielle de 2020.
5. Certes, la récente élection de plusieurs républicains au Congrès qui nient encore la légitimité de Joe Biden est très préoccupante. Cela dit, les républicains n’ont pas le monopole à ce sujet, selon le Wall Street Journal. En 2000, 2004, 2016 et 2018, des démocrates ont nié le résultat d’élections, dont la réélection du président George W. Bush, en 2004, qui s’est jouée en Ohio.
6. Ces dernières années, les institutions américaines «ont subi une érosion», souligne l’organisme Freedom House, qui analyse l’évolution de la démocratie dans le monde. En revanche, le pays n’est pas le seul à subir un déclin des droits politiques et des libertés civiles, même si la situation est plus critique aux États-Unis, comme le démontrent les données de Freedom House.
Ainsi, ils ont aussi reculé par exemple au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Islande — le déclin est toutefois maginal en France et au Canada.
Il s’agit donc d’une tendance mondiale, et non pas seulement américaine.
Les États-Unis ne sont pas le seul pays à subir une érosion des droits politiques et des libertés civiles, même si la situation y est beaucoup plus critique. (source: Freedom House, tableau : Les Affaires)
Le retour du fascisme
Assiste-t-on à un retour du fascisme en Occident, un régime totalitaire qui s’est incarné dans l’Italie fasciste de Benito Mussolini (1922 à 1943) et dans l’Allemagne nazie d’Adolf Hitler (1933 à 1945)?
Si l’on se fie à certains observateurs, la réponse serait oui.
Les termes «fascisme», «néofascisme» ou «post-fascisme» sont notamment utilisés pour qualifier la nouvelle coalition de droite au pouvoir en Italie, menée par Giorgia Meloni, cheffe de Frères d’Italie, un parti d’extrême droite.
De nos archives: L’Italie prendra-t-elle un virage «illibéral»?
Pour analyser ce risque géopolitique, il faut d’abord définir ce qu’est le fascisme.
Voici comment la sommité mondiale sur la question, Emilio Gentile, auteur du classique Qu’est-ce que le fascisme? (Gallimard, 2004), décrit le fascisme.
Selon lui, il s’agit d’«un phénomène politique moderne, nationaliste, antilibéral et anti-marxiste, organisé en parti-milice [partito milizia], avec une conception totalitaire de l’État […], avec une vocation belliqueuse à la politique de grandeur, de puissance et de conquête, visant à la création d’un ordre nouveau et d’une nouvelle civilisation».
Bien entendu, il y a encore des gens nostalgiques du fascisme ou du nazisme, comme il y a encore des personnes nostalgiques des différentes variations du communisme, et ce, du stalinisme au maoïsme.
Peut-on pour autant parler d’un retour du fascisme en Europe — à commencer par l’Italie — ou aux États-Unis, avec la présence de plusieurs milices d’extrême droite?
Des historiens du fascisme en doutent.
C’est le cas de la spécialiste de ce régime, Marie-Anne Matard Bonucci, professeure d’histoire à l’Université Paris 8 et auteure de Totalitarisme fasciste (CNRS, 2018).
Lors d’une récente entrevue accordée à Radio France internationale, elle a fait remarquer par exemple que le programme de Frères d’Italie ne fait aucune référence directe au fascisme.
D’autres spécialistes soulignent aussi que Giorgia Meloni a pris ces dernières années ses distances par rapport au fascisme et à la mouvance néofasciste en Italie.
Au mieux, on pourrait parler d’un parti d’extrême droite issu de la nostalgie mussolinienne, affirment certains analystes.
Pour toutes ces raisons, le scénario d’un retour du fascisme est donc (très) improbable — même si un éventuel retour n’est pas techniquement impossible un jour.
Troisième Guerre mondiale imminente
L’explosion cette semaine de missiles de fabrication russe en Pologne — vraisemblablement un tir accidentel de la défense ukrainienne, selon l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) — a ravivé les craintes du déclenchement de la troisième Guerre mondiale.
Plusieurs ont cru qu’il s’agissait peut-être d’une attaque délibérée de la Russie contre la Pologne, un pays membre de l’OTAN.
Auquel cas, nous serions dans une crise politique très grave. Car, en vertu de l’article 5 de l’alliance militaire, les autres pays membres, dont le Canada, ont un devoir d’assistance (incluant militaire) si l’un des leurs est attaqué.
Cela dit, parions que la riposte de l’OTAN aurait été calibrée, pour punir la Russie, mais en prenant soin de circonscrire le risque d’une extension du conflit à l’Europe de l’Est.
Quatre facteurs fondamentaux font en sorte que le déclenchement d’une troisième Guerre mondiale est improbable, même s’il ne faut pas exclure totalement ce scénario:
1. La Russie ne peut pas gagner une guerre frontale contre l’OTAN, et Vladimir Poutine le sait très bien. Le poids économique et militaire des 30 pays de l’OTAN surclasse et de loin celui de la Russie, comme l’analysait récemment Les Affaires.
2. Il y a eu des tensions fortes durant la Guerre froide entre l’Union soviétique et les Occidentaux, comme durant le blocus de Berlin (en 1948-1949) ou la crise des missiles à Cuba, en 1962. Et, malgré de vives tensions, les parties ont réussi à désescalader ces crises sans affrontements militaires directs.
3. Pour que la Russie puisse espérer pouvoir affronter l’OTAN, il lui faudrait des alliés voulant faire la guerre à ses côtés. Or, aucun pays n’est prêt à le faire, à commencer par la Chine. L’armée chinoise ne peut tout simplement pas gagner une guerre contre les États-Unis et leurs alliés dans l’Indopacifique, et Beijing le sait aussi fort bien.
4. Durant la Première Guerre mondiale et la Deuxième Guerre mondiale, des coalitions de pays s’affrontaient: les Alliés contre les Empires centraux (allemand, austro-hongrois, ottoman) en 1914-1918 et les Alliés contre les forces de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon) en 1939-1945. Durant la Guerre froide, l’OTAN et le pacte de Varsovie (dirigé par l’Union soviétique) se surveillaient de part et d’autre du rideau de fer en Europe. Aujourd’hui, en 2022, où est le pacte de Varsovie 2.0?
Après des décennies d’une relative stabilité, le monde est frappé par plusieurs crises importantes actuellement, sans parler de la pandémie de COVID-19.
Jour après jour, nous sommes bombardés d’informations à propos de ces crises, qui deviennent des risques géopolitiques.
Dans ce contexte, prendre du recul est essentiel pour mettre les choses en perspective. Tout comme il est crucial de hiérarchiser ces risques.
Afin de ne pas céder à des peurs exagérées.