Jean-Luc Godard a pour imaginé un moyen brillant de sauver les habitants d'Alphaville : «Savez-vous ce qui transforme la nuit en lumière ?» (Photo: Getty Images)
BILLET. Une des joies qui m’a été redonnée dernièrement fut de profiter à nouveau des projections dans les salles de cinéma. Le plaisir de communier en silence et masquée avec de fidèles inconnus a apaisé le souvenir du chacun-pour-son-écran. Et cela inspire, à une saison où l’on risque de manquer d’air.
J’ai ainsi eu la chance de revoir Alphaville, de Jean-Luc Godard, à la Cinémathèque québécoise. Le faux polar de 1965 imagine une cité du futur où les sentiments humains ont été abolis au nom de la science et de la technologie. Cette oeuvre a été tournée entre autres à la Maison de la radio, un immeuble parisien alors tout neuf. Décor réel, couloirs étriqués, bureaux individuels, parois transparentes… cette ambiance ne nous est pas étrangère. À l’entrée d’Alphaville, des pancartes affichent même «Silence, Sécurité, Logique, Prudence».
À l’occasion de visites dans des bureaux du centre-ville, les mêmes émotions que celles des Alphavillois — même s’ils ne sont pas autorisés à en éprouver — m’ont envahie. Pour beaucoup d’employés de ces grandes tours, le retour a de quoi donner le vertige. C’est lors des exercices d’évacuation que l’on se rend compte qu’ils sont des milliers à travailler «seuls ensemble». Voudront-ils retourner dans leurs aires ouvertes sans broncher, comme l’ont fait de nombreux travailleurs de différents secteurs depuis le début mars ? Rien n’est moins sûr, comme en témoignent nos journalistes.
Pourtant, les appels sont là. La mairesse de Montréal, Valérie Plante, s’inquiète des taux d’occupation très bas dans les immeubles du centre-ville. «Ça nous prend une impulsion, une direction», a-t-elle dit. Mais d’où cette vision viendra-t-elle ? À Alphaville, c’est une intelligence artificielle qui régit toute la cité…
(Photo: 123RF)
Éducation, réunions, médecine, divertissements : la vie sans contact s’est imposée même aux plus rébarbatifs durant le confinement. Autoritarisme doux et contamination zéro. Cette situation est venue créer la possibilité d’imaginer qu’il pourrait en être autrement que le métro-boulot-dodo, virus ou pas.
Pour le moment, on continue de parler de flexibilité. Aux injonctions à revenir travailler et à consommer dans les rues des centres-villes, il faut répondre par l’imagination et le désir de créer les nouveaux modus du monde postpandémique. Et il ne faut pas attendre que cela vienne de quelconque autorité. Les idées doivent venir des «sous-locataires» des tours eux-mêmes. Qu’est-ce qui vous fera revenir vous rasseoir à deux mètres d’un collègue ?
Les réponses ne pourraient-elles pas venir de ce qu’il y a d’«humain, trop humain» chez l’autre ? D’ici là, nous rappelle ce bon vieux Friedrich Nietzsche, «il peut y avoir de longues années de convalescence, des années remplies de phases multicolores, mêlées de douleur et d’enchantement, dominées et menées en bride par une tenace volonté d’avoir la santé, qui déjà ose souvent s’habiller et se déguiser en santé».
Le gourou de la Nouvelle vague a pour sa part imaginé un moyen brillant de sauver les habitants d’Alphaville : «Savez-vous ce qui transforme la nuit en lumière ?» Je ne vous révèlerai pas ici la fin magnifique. Et après tout, il n’en tient qu’à vous de trouver la réponse.
Marie-Pier Frappier
Rédactrice en chef par intérim, Les Affaires
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