Des héros plus fragiles que ce qu'on croit... (Photo: Jonathan Borba/Unsplash)
CHRONIQUE. Le premier ministre québécois François Legault a débloqué la semaine dernière un fonds spécial de 287 millions de dollars pour pouvoir augmenter de 4 dollars le salaire horaire des préposés aux bénéficiaires du réseau privé. «Leur sens du devoir et leur humanisme auprès des malades se doivent d’être récompensés, a-t-il dit. Les préposés méritent plus que des mercis, ils méritent des gestes concrets.»
Il est vrai que ceux qui offrent des soins de base aux malades – tout comme l’ensemble du personnel de notre système de santé – méritent amplement de bénéficier de tels gestes. Ce sont, soulignons-le encore et toujours, nos vrais héros, en ces temps si sombres.
Mais une question se pose, aussi évidente que terrifiante : 4 $ de l’heure en plus, cela suffit-il vraiment? Car, disons-le sans ambage, l’enjeu n’est pas tant financier qu’humain : jusqu’à quand nos héros tiendront-ils le coup? Physiquement comme psychiquement?
Car, oui, on peut agir en héros pendant un certain temps, mais pas tout le temps. Même Spider-Man, Batman et autres Ant-Man finissent par flancher, à un moment ou à un autre… Et la plupart du temps, c’est le coup de main providentiel d’un autre super-héros qui leur permettent, à la fin, de gagner…
D’où mon interrogation, on ne peut plus pressante : quel est le plan B pour nos héros du système de santé, une fois que surviendra l’inévitable moment où chacun d’eux ressentira les contre-coups des efforts prodigieux qu’ils produisent depuis maintenant plusieurs semaines?
Autrement dit, où est la relève? Celle qui permettra aux uns et aux autres de retrouver leur souffle, et donc, le regain d’énergie nécessaire pour l’emporter?
Bien entendu, l’un des espoirs de M. Legault, à travers son geste, est d’ainsi convaincre les préposés au bénéficiaire qui travaillent à temps partiel de travailler désormais à temps plein. À cela s’ajoute des appels répétés à tous ceux et toutes celles qui pourraient donner un coup de main efficace, entre autres ceux qui sont récemment partis à la retraite.
Cela suffira-t-il? Pas sûr… À tout le moins si on en croit une étude en lien avec ce sujet, intitulée «Labour supply in the time of COVID-19» et signée par trois professeurs d’économie, Lisa Kahn, de l’Université de Rochester (États-Unis), Fabian Lange, de l’Université McGill à Montréal (Canada), et David Wiczer, de l’Université d’État de New York à Stony Brook (États-Unis).
Les trois chercheurs se sont penchés sur trois bases de données américaines, la Survey of Income and Program Participation, l’American Community Survey et la National Health and Interview Survey. Et ils ont regardé s’il y avait une relève potentielle pour le système de santé de nos voisins du Sud, et le cas échéant, si celle-ci pouvait être vraiment en mesure de donner un bon coup de main à ceux et celles qui luttent corps et âme contre la pandémie du nouveau coronavirus.
Ce travail de moine leur a permis de découvrir ceci:
> Un maigre bassin de réserve de travailleurs. Le rappel d’infirmières pourrait permettre d’augmenter la force de travail de 27%. Et de manière plus large, une telle mesure appliquée à l’ensemble du personnel du système de santé pourrait faire croître le bassin potentiel de 40%.
Le hic? Les deux tiers d’entre eux appartiennent à un groupe à haut risque ou vivent dans un foyer comportant une personne à haut risque de contracter et de pâtir grandement de la COVID-19 (ex.: personne de plus de 65 ans, personne dont le système immunitaire est affaibli, personne souffrant de problèmes de santé sévères et récurrents, etc.).
En conséquence, le bassin dans lequel on pourrait piger pour trouver des renforts est, en vérité, mince, très mince même.
> Des héros aux pieds d’argile. De manière générale, 20% de la population américaine est à haut risque face au nouveau coronavirus. Or, cette proportion grimpe à 25% pour ceux qui travaillent dans le système de santé, selon les données de l’étude. Ils sont donc particulièrement fragiles, étant particulièrement susceptibles de souffrir de conséquences graves de la COVID-19.
S’ajoute à cela le fait que le personnel des soins de santé est actuellement soumis à un stress énorme «non seulement parce qu’il fait face à une augmentation du nombre de patients nécessitant des soins intensifs, mais aussi en raison de la probabilité qu’il soit lui-même infecté», dit Fabian Lange, l’un des chercheurs. Et – c’est bien connu – le stress nuit gravement à la santé.
Pour résumer, nos héros sont plus fragiles que ce qu’on croit, ils sont en butte à des problèmes spécifiques comme la garde des enfants et les renforts ne sont pas aussi costauds que ce qu’on pouvait espérer. Si bien qu’il est plus qu’urgent de mettre en place un plan B, sachant que la crise du nouveau coronavirus est là pour durer dans le temps.
Quel plan B? Les trois chercheurs suggèrent dans leur étude quelques pistes à explorer sans tarder. En voici deux:
1. Réduire la pression sur le personnel du système de santé. Celui-ci est en première ligne de la lutte contre la pandémie, et pourtant il est plus vulnérable que les autres travailleurs. Il faut donc veiller à lui offrir des temps de repos, de ressourcement, de régénération. Ce qui peut passer par des horaires de travail allégés et adaptés à la situation extraordinaire que nous connaissons, des horaires plus courts et plus espacés, en comblant les absences par des renforts.
2. Offrir un soutien hors-norme. Des coachs en tous genres (coachs de vie, coachs d’alimentation, coachs de management,…) pourraient apporter leur aide à nos héros, en fonction des besoins exprimés, au frais de l’État. Cela pourrait les aider, par exemple, à faire face aux difficultés imprévues, aux coups au moral et autres baisses subites d’énergie. On pourrait également imaginer d’autres types de coups de main provenant de la part d’autres types de professionnels, le but étant de faciliter le quotidien de nos héros.
L’heure est grave, chacun de nous le sait. Ce qu’on savait moins, c’est à quel point nos héros sont fragiles. À chacun de nous, donc, de voir dans quelle mesure il peut les aoutenir. Et surtout, au gouvernement Legault de mettre au point un plan B digne de ce nom – les suggestions ici énumérées sont, il est vrai, assez minces -, et de nous le dévoiler au plus vite.
Pour finir, un dernier mot à l’attention des sceptiques (eh oui, il y en a toujours qui bougonnent dans leur coin…): oui, c’est vrai, l’étude porte sur le système de santé américain, et celui-ci ne se compare pas vraiment au nôtre; mais bon, le personnel, lui, qu’il soit Américain ou Québécois, est semblable – nous sommes tous des êtres humains, à la fois grandioses et vulnérables -, et ce serait une grave erreur que de considérer que nos héros sont plus forts et plus grands que les héros américains. Pas vrai? À l’heure actuelle, tous les héros ont besoin d’un sérieux coup de main, et il est grand temps que nous identifions ensemble lequel sera le plus pertinent pour surmonter les semaines et les mois à venir…
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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