La cancel culture est «la pratique ou la tendance de s'engager dans l'annulation de masse comme moyen d'exprimer sa désapprobation et d'exercer une pression sociale». (Photo: 123RF)
ANALYSE ÉCONOMIQUE — Originaire des États-Unis, la «cancel culture» a d’abord fait son apparition au Canada dans l’industrie culturelle et dans les universités. Et comme chez nos voisins américains, elle s’étendra de plus en plus aux entreprises — surtout les grandes — qui devront trouver la réponse appropriée à ce militantisme socioculturel.
Selon le dictionnaire en ligne Merriam-Webster, la cancel culture est «la pratique ou la tendance de s’engager dans l’annulation de masse comme moyen d’exprimer sa désapprobation et d’exercer une pression sociale».
La plupart du temps, cette désapprobation sociale est une réaction à un comportement, une décision ou une opinion d’une personne, sans parler de politiques ou de stratégies mises de l’avant par des organisations, incluant les entreprises privées.
Au Québec, le spectacle SLAV est un cas célèbre de cette cancel culture.
En juillet 2018, la direction du Festival international de Jazz de Montréal avait annulé le spectacle de Betty Bonifassi, mis en scène par Robert Lepage, dans la foulée des nombreuses protestations qu’il avait provoqué.
Des manifestants avaient reproché à la distribution de faire très peu place aux membres de la communauté noire, alors que le spectacle traitait justement de l’esclavage des Noirs.
Certains y avaient vu une «appropriation raciste».
Crise à l’Université d’Ottawa
Un autre cas célèbre est celui d’une professeure de l’Université d’Ottawa, Verushka Lieutenant-Duval, qui a été suspendue de ses fonctions, l’automne dernier, car elle a prononcé le mot qui commence en «N» dans un cadre académique.
Bien que l’enseignante s’est excusée d’avoir utilisé ce mot, une étudiante, outrée, a publié un tweet contenant une capture d’écran des excuses ainsi que le nom et les coordonnées de Verushka Lieutenant-Duval.
La cancel culture est loin d’être limitée à l’industrie culturelle et au milieu de l’éducation. Aux États-Unis, les entreprises doivent prendre ce phénomène au sérieux, insistait en septembre le magazine Forbes.
Des spécialistes font la même lecture de la situation pour le monde des affaires au Canada.
«Notre approche consiste à dire : préparez-vous avant que cela ne vous arrive», m’a expliqué cette semaine André Pratte, directeur principal de Navigator, une firme canadienne spécialisée en gestion d’enjeux et de communication stratégique, et ancien sénateur et éditorialiste à La Presse.
Ces derniers mois, l’équipe de Navigator — dont le PDG est Brian Gallant, ex-premier ministre du Nouveau-Brunswick de 2014 à 2018 — a fait des présentations à des associations patronales au Canada sur les enjeux nationaux et internationaux qui préoccupent les Canadiens, auxquels les entreprises devront trouver une réponse.
Or, deux enjeux préoccupent au plus haut point les citoyens : les inégalités de revenus et richesse ainsi que les inégalités de traitement et la discrimination.
Source: Navigator
Aussi, les entreprises qui ont des pratiques et des politiques qui vont à l’encontre de ces préoccupations sont plus suscptibles de subir des pressions sur la place publique, estime André Pratte.
De plus, pour une organisation, il ne suffit pas d’avoir un discours dénonçant les inégalités ou prônant la diversité. Il faut aussi que les pratiques de l’entreprise incarnent ces valeurs.
Bref, les bottines doivent suivre les babines.
Rien de pire qu’une société qui dénonce les inégalités tout en offrant des salaires de misère à ses employés. Ou une entreprise qui prône publiquement la diversité, mais qui n’emploie que des femmes ou des hommes, uniquement blancs de surcroît.
Attention au «Woke-Washing»
Dans une analyse publiée en juillet, la Harvard Business Review expliquait que les organisations qui ont cette attitude — qui font du «Woke-Washing », pour reprendre l’expression de cette publication — risquent de pâtir de ce manque de cohérence et d’authenticité.
Car la cancel culture fait aussi partie de la «mouvance woke», cet état d’esprit face aux injustices dont sont victimes les minorités, surtout racisées.
Cette mouvance de gauche divise d’ailleurs la société, au Québec comme ailleurs en Amérique du Nord et en Europe.
Les uns y voient une avant-garde du progressisme qui dénonce les injustices, les inégalités et la discrimination, en plus de donner la voix à des minorités racisées et genrées qui n’étaient entendues auparavant.
D’autres y voient en revanche un radicalisme qui, au nom de la justice sociale et raciale, impose un climat d’autocensure assimilable aux pires dérives de l’extrême gauche marxiste des années 1960 et 1970.
La vérité se trouve sans doute à mi-chemin dans l’esprit de la grande majorité des citoyens modérés: oui aux changements sociaux parce que les mentalités et les valeurs évoluent et doivent évoluer, mais non à une table rase injustifiée et à une déconstruction sociale exagérée.
Du reste les entreprises ne sont pas obligées de se plier à toutes les pressions sociales de la société civile et de la cancel culture.
Par contre, il peut y avoir un prix à payer pour demeurer sur les lignes de côté. Et les organisations qui voudront être en phase avec la société devront le faire avec cohérence et authenticité.