La «crise» du pourboire, une situation hors de contrôle
Philippe Labrecque|Publié le 20 juillet 2022(Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. L’excellente chronique du 10 juillet dernier de Marie-Ève Fournier de La Presse, intitulée «Difficile de digérer le trio “15%-18%-20%”», à propos de la généralisation de cette pratique qui consiste à suggérer un pourboire aux clients dans des secteurs autre que la restauration a suscité tout un débat qui mérite qu’on s’y attarde.
Les conséquences de ce phénomène — qui a émergé de la mise en place de mesures sanitaires punitives pour les commerçants — dépassent la simple question de «tipper ou ne pas tipper» et illustrent certains traits peu reluisants de notre économie postpandémique.
La «crise» du pourboire, symptôme d’un problème plus grave
Fondamentalement, cette sorte de «crise du pourboire» est symptomatique d’un système économique qui fluctue artificiellement au grès des politiques monétaires et fiscales, du quantitative easing à la Prestation canadienne d’urgence (PCU), incapable de naturellement déterminer le prix juste de la main-d’œuvre, d’un produit ou même d’une propriété immobilière.
Ce n’est sûrement pas un hasard que la généralisation des pourboires se soit enracinée pendant la pandémie alors que les différents gouvernements ont versé des milliards de dollars en aide financière qui, dans plusieurs cas, ont surtout contribué à créer un incitatif à ne pas travailler, alors que l’aide financière était supérieure au salaire que les entreprises pouvaient se permettre d’offrir.
La généralisation des pourboires dans des commerces qui n’en demandaient pas avant la pandémie pouvait se justifier à un certain degré sous les mesures sanitaires dans l’objectif de supporter les commerçants et leurs employés, qui voyaient leurs revenus chuter drastiquement du jour au lendemain.
Mais toute bonne intention a son côté insidieux et la pratique s’est ancrée et se répand maintenant à toute vitesse. D’après les textes de Marie-Ève Fournier, les commerçants sont maintenant forcés à demander du pourboire afin de retenir une main-d’œuvre. Les garagistes et les plombiers ont également adopté cette pratique.
Autant dire que la situation est hors de contrôle.
Culpabilisation et surtaxation du consommateur
Établissons une distinction claire entre la pratique légitime du pourboire dans le secteur de la restauration, qui impose à la source les ventes de l’employé bénéficiant d’un pourboire (un serveur ou une serveuse, principalement) — qui gagne un salaire horaire inférieur au salaire minimum — et sa généralisation dans des secteurs où cette pratique était pratiquement inexistante avant la pandémie.
Une fois cette distinction importante établie, disons-le franchement, la suggestion du pourboire dans ces secteurs n’est ni anodine ni innocente. Elle joue sur une culpabilité instinctive et sur le désir du client de ne pas paraître cheap en public pour en extraire quelques dollars supplémentaires.
Le 15% du «pourboire» suggéré dans ces commerces n’en est donc pas un. Celui-ci est plutôt, dans les faits, une surtaxe à la consommation. Il est parfois calculé (malhonnêtement, à mon avis) sur les taxes de vente déjà appliquées (TPS/TVQ) au prix de base du produit acheté.
Vous vous retrouvez donc à payer la TPS et la TVQ (≈15% au total) pour ensuite payer une surtaxe de 15% supplémentaire [ledit pourboire], donc un total de 32,5% de dépenses supplémentaires sur le prix affiché.
Je ne vous rappellerai pas que cet achat est effectué avec votre revenu net, c’est-à-dire après avoir [déjà] versé une portion significative de votre salaire à l’État par l’entremise de l’impôt.
La généralisation du pourboire s’ajoute donc à une liste de prélèvements, de taxes et de frais de toute sorte qui ne fait que s’allonger et qui dépouille le consommateur qui est déjà criblé d’un endettement qui atteint des niveaux record au Canada.
Le pourboire: une subvention salariale
Certains utilisent l’argument que le pourboire versé permet d’augmenter le salaire d’employés qui travaillent dans des secteurs aux rémunérations relativement faibles.
On peut comprendre cette logique. Rappelons toutefois que le prix d’un bien est déterminé par le coût qu’il engendre, de sa fabrication à son transport jusqu’au détaillant, incluant le coût du service à la clientèle, bien entendu. Pour un service professionnel — comme pour un plombier —, c’est le temps nécessaire à la tâche, les matériaux nécessaires et l’expertise qui sont inclus dans le prix indiqué.
Dire que le consommateur contribue au revenu de l’employé en lui versant un pourboire revient donc à subventionner le salaire des employés au-delà du coût de la main-d’œuvre déjà inclus dans le prix du bien acheté.
Qu’on ne nous dise pas que le client a toujours l’option de refuser, car si le poste en question n’offre pas une rémunération adéquate sans l’ajout du pourboire, alors le client qui décide ne pas verser de pourboire en revient à déclarer ouvertement son hostilité à la décence d’un travail suffisamment rémunéré, un rôle que personne ne souhaite jouer.
On mise donc sur un certain chantage émotionnel qui s’applique à une série de transactions à montants relativement faibles dans la majorité des cas, ce qui, de surcroît, abaisse les gardes du consommateur.
Mais, si le faible salaire explique la généralisation de la pratique du pourboire, il faudrait rationaliser le pourboire versé à un plombier ou un garagiste qui vous facture déjà une somme significative. Cet exercice risque de demander une certaine contorsion intellectuelle quand on pense au salaire horaire d’un plombier.
Spirale inflationniste
Maintenant que les attentes salariales toujours plus élevées des employés sont ancrées dans les esprits et que l’inflation galopante gruge le budget des particuliers, il est pratiquement impossible d’inverser la trajectoire. Qui acceptera de gagner moins alors que les prix grimpent?
Au-delà du débat actuel sur le pourboire, ce genre d’épiphénomènes risquent fortement de se multiplier, au grand dam de nos portefeuilles.