(Photo: Daniel Lloyd Blunk-Fernández pour Unsplash)
CHRONIQUE. Le système capitaliste serait en train de se retourner contre lui-même. Du moins si l’on en croit certaines recherches récentes.
À la base du système capitaliste moderne, il y a l’économie réelle et l’industrie financière. L’une investit dans les usines, les machines, les infrastructures, la propriété intellectuelle et autres outils de productivité. L’autre canalise l’épargne vers les meilleurs investissements dans l’économie réelle. Puis, les entreprises retournent aux épargnants des dividendes et des intérêts ajustés pour le risque. Ces investissements accroissent la productivité, créent des emplois rémunérés à la hauteur de cette productivité. Ce système produit de la richesse et la distribue avec une certaine équité.
Oren Cass est un chercheur américain qu’on ne peut soupçonner d’ardeur gauchiste. Il dirige le groupe de réflexion American Compass, qualifié d’«avenir du conservatisme»par Fox News. Un ancien de Bain & Co et du Manhattan Institute (un autre groupe de droite), Cass a été conseiller en politique intérieure de la campagne présidentielle de Romney en 2012.
Il vient de signer une étude étonnante et qui porte à réfléchir.
Qui finance qui ? Selon Cass et son équipe, depuis les années 1980, les sociétés cotées américaines ont financé les marchés financiers plutôt que l’inverse. Ils ont analysé les flux financiers de toutes les sociétés cotées à la Bourse de New York et au NASDAQ de 1971 à 2017. Ils ont relevé trois sortes d’entreprises, mutuellement exclusives:les «développeuses», qui investissent davantage que leur bénéfice d’exploitation (BAIIA); les «préservatrices», qui investissent davantage en capital qu’elles n’en consomment, tout en retournant de l’argent aux actionnaires, le tout à même leur BAIIA; et les «érodeuses», qui retournent de l’argent aux actionnaires, mais qui érodent leur base de capital, même si leur BAIIA suffirait à la maintenir.
En 1974, les préservatrices représentaient 87% de la capitalisation boursière américaine; les développeuses, 9%; les érodeuses, 2 %. À compter des années 1980, ces proportions changent notablement. En 2017, les préservatrices comptaient pour 40 % de la capitalisation boursière; les développeuses, 3% et les érodeuses… 49 %. Cette transformation reflète la multiplication des offres publiques d’achat (OPA) par endettement effectuées par des fonds d’investissement privés. Ces OPA sont très souvent suivies par des délestages d’actifs et de main-d’oeuvre, et par des rachats massifs d’actions:de 5 milliards de dollars (G $) en 1980, ces rachats ont atteint 806 G $en 2018 – transactions purement financières, dont la contribution économique réelle consiste en honoraires et commissions touchés par l’industrie financière. Et une proportion importante des rachats sont financés par endettement, ce qui fragilise les bilans sans rien ajouter à l’appareil productif.
Certes, on répond à cela que les actionnaires réinvestissent ces sommes dans l’économie réelle. Les chiffres ne valident toutefois plus cette théorie. Aux États-Unis, les décaissements nets des entreprises de l’économie réelle vers les agents financiers, en proportion du PIB, croissent inexorablement depuis 1971. Et l’investissement net des entreprises, toujours en proportion du PIB, décroît aussi inexorablement. Il semble que les fonds excédentaires reçus par les actionnaires et les prêteurs soient placés dans des bons du Trésor, voire dans des maisons luxueuses, des yachts et autres.
Par conséquent, selon Cass, la croissance de la productivité de l’économie américaine ralentit, d’un rythme annuel de 2,1% sur la période 1980-2009 à 1,2 % sur la période 2010-2019. Pendant que les financiers s’enrichissent en extrayant des ressources de l’économie réelle, la productivité stagnante crée de moins en moins d’occasions d’enrichissement pour les travailleurs, d’où la croissance des inégalités.
Cass propose des remèdes comme des taxes sur les transactions sur le marché secondaire; la hausse des taux d’impôt sur les gains de capital à court terme; la responsabilisation des fonds d’investissement privés pour les dettes contractées par les entreprises dont ils prennent le contrôle, etc.
À défaut de telles mesures, les financiers risquent de tuer leur poule aux oeufs d’or et de mener à sa perte le système capitaliste entier.