(Photo: 123RF)
ANALYSE. Notre mission commune consiste à «aplatir la courbe», c’est-à-dire à éviter un pic de personnes contaminées par le nouveau coronavirus, et donc un dramatique débordement des urgences. À éviter à tout prix. Cela se traduit par une «mise sur pause» de l’économie québécoise : entreprises non essentielles fermées des semaines durant, mises à pied massives, etc.
Ce faisant, personne ne s’est attardé à un détail troublant. Nous avons tous en tête le graphique présentant les deux courbes, celle du pic brutal et celle de la courbe aplanie. Bien, mais avez-vous regardé l’axe du bas, celui du temps ? Celui qui montre que la courbe aplanie dure des mois et des mois, peut-être même toute une année ?
La question saute aux yeux : notre économie «mise sur pause» peut-elle vraiment perdurer des mois et des mois ainsi ? Nos finances nous permettent-elles de tous vivre du chômage pendant un an sans que personne, ou presque, ne travaille ?
«Les gens ont peur du virus et du confinement, mais moi, c’est davantage des conséquences économiques que j’ai peur, confie sur Facebook Philippe Lamarre, président d’Urbania. En un clin d’oeil, je suis passé du mode embauches et gestion de la croissance au mode compressions et survie. Ce qui m’a pris des années à bâtir s’est effondré d’un coup. Et je redoute que l’avenir ne soit carrément tragique…»
Le mot est lâché, nous sommes bel et bien à l’heure des choix tragiques. Celle des décisions aux conséquences vitales dans un contexte de rareté des ressources disponibles. «La tragédie, c’est que nous en venons à devoir répondre à la question « Combien vaut une vie humaine ? », à nous demander jusqu’à quand nous nous retiendrons d’en sacrifier certains – les plus vulnérables – sur l’autel du bien-être économique commun», dit Micael Dahlén, professeur de marketing à la Stockholm School of Economics.
C’est que notre économie a été subitement congelée, et que nous n’avons pas la moindre idée de l’état dans lequel les uns et les autres se retrouveront après une lente et pénible décongélation. Des vies humaines seront perdues (sans que le système de santé ne soit débordé). Des entreprises – les plus fragiles – ne rouvriront pas leurs portes. Des travailleurs – les plus précaires – ne retrouveront pas d’emploi. Quant aux autres, ils risquent fort d’en sortir blessés, voire estropiés. Bref, nous serons tous scarifiés par la Grande congélation.
La banque d’affaires Goldman Sachs s’attend à ce que les États-Unis voient leur produit intérieur brut (PIB) fondre de 24 % au deuxième trimestre. Le cabinet-conseil Oxford Economics estime que 16,5 millions d’Américains seront bientôt au chômage, soit le triple du nombre de chômeurs en février.
«Lorsqu’on tombe en récession économique, les optimistes disent qu’on va renouer avec la normale suivant une courbe en V – une chute brutale, puis une reprise rapide. D’autres, en U. Les pessimistes, en L, pour signifier un très très lent retour à la normale. Mais là, c’est du jamais vu, nous sommes carrément en I, sans retour à la normale perceptible», a lancé sur Yahoo Finance l’économiste américain Nouriel Roubini, en soulignant que «la situation actuelle est pire que la Grande dépression des années 1930». De 1929 à 1933, le PIB américain avait diminué du tiers, le taux de chômage avait été de 25 % et la Bourse avait dégringolé de 80 %…
L’impasse est-elle donc totale ? Notre économie, qui dépend tellement de celle des États-Unis, parviendra-t-elle à s’en sortir ? «Le nouveau virus est le révélateur de l’apathie des sociétés fatiguées que sont les sociétés occidentales, commente le philosophe allemand Byung-Chul Han dans le quotidien espagnol El País. Nous refusions de considérer que le moindre danger collectif pouvait nous menacer, et maintenant qu’il y en a un qui surgit, nous paniquons : la moitié de l’humanité accepte volontiers de se couper de tout contact humain, chacun se barricadant chez soi.»
Et d’ajouter : «Au bout du compte, le virus ne provoquera aucune révolution, car il isole et individualise, avance-t-il. Il ne contribuera pas à l’apparition d’un monde différent, plus juste, plus paisible, plus agréable. Il ne favorisera même pas une refondation de nos économies exploiteuses. À moins, bien entendu, que de nouveaux pionniers des Lumières – humains, rationnels et créatifs – ne surviennent ici et là et sautent intelligemment sur l’occasion pour repenser de fond en comble l’aspect destructeur du capitalisme et, dans un même élan, pour sauver le climat et notre belle planète…»
Demain, il nous faudra dessiner les contours d’une société postcoronavirus, et donc postcroissance. Nous extraire de notre apathie. Et enfin, agir de manière bienveillante envers tout ce qui nous entoure et nous permet de vivre.
«Un tel changement est à notre portée, à partir du moment où l’on se fait à l’idée de passer de l’abondance à la frugalité, dit l’économiste allemand Niko Paech dans son livre Befreiung vom Überfluss. Et ce, sachant que frugalité ne rime pas avec pénurie, mais avec simplicité : si chacun de nous se met à se délester du superflu (un foyer nord-américain renferme en moyenne 300 000 objets !), alors, peut-être, trouverons-nous un tout nouveau bonheur dans la vie.»