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La plus belle des intersections

Federico Puebla|Publié le 16 juillet 2020

La plus belle des intersections

(Photo: 123RF)

BLOGUE INVITÉ. « Pourquoi dois-je téléphoner ? Pourquoi n’ont-ils pas une application ? Dois-je vraiment me ranger dans cette file d’attente ? » Cette prolifération de questions de la part des citoyens-clients que nous sommes est probablement précipitée par la culture de la nanoseconde : le temps de réaction technologique environnant étant instantané, nos attentes à l’égard des entreprises de services semblent similaires. Le réflexe est légitime.

Or, si nous sommes conscients de la croissance exponentielle de ces attentes, et que les hauts dirigeants avisés centrent l’innovation au cœur de leurs priorités stratégiques, une autre question demeure toujours sans réponse : pourquoi si peu d’organisations négocient-elles adéquatement ces virages ?

 

La récolte de l’année précédente

Nous sommes des animaux évolués. Une espèce soi-disant « civilisée ». Pourtant, nous demeurons inconsciemment guidés par des instincts enfouis dans notre bagage ancestral. Ces instincts dictent plusieurs de nos actions. Comme celui-ci, coriace : nous sommes prêts à reproduire le même modèle de récolte que celui de l’année précédente.

Autrement dit, notre cerveau de semeur sédentaire a tendance à répéter les gestes ayant permis de nous nourrir, depuis plus de 10 000 ans. D’ailleurs, nous sommes parmi les premières générations à ne pas avoir à labourer notre propre champ pour survivre. Ces réflexes nous ont bien servi dans le contexte des moissons. Après tout, les saisons sont cycliques, ce qui nous permet d’apprivoiser les contraintes et d’anticiper le travail.

En 2020, la seule constance cyclique est celle du changement et des transformations. Soyez donc attentif à certains réflexes. Si vous entendez des « nos clients ont toujours voulu une confirmation par la poste » ou « j’ai toujours attribué une licence aux nouveaux employés », il y a de fortes chances que ces phrases soient le fruit d’un réflexe inconscient. Pourtant, non seulement ces instincts limitent la capacité d’innover, mais surtout, ils risquent d’engendrer un environnement de complaisance, ou pire, d’inertie. Dans la réalité, il se pourrait que la prochaine récolte arrive plus tôt cette année. Ou encore que vous deviez substituer les produits que vous avez l’habitude de cultiver depuis 10 ans.

 

La logique, ce piège universel

Youngme Moon, auteure du livre Different: Escaping the Competitive Herd explique dans cet ouvrage pourquoi la logique, contrairement aux idées préconçues, est souvent le piège qui nous empêche de nous différencier de la compétition.

Dans ce livre, la professeure à la Harvard Business School présente une étude de cas analysant les marques Jeep et Nissan. La première a toujours été reconnue pour son côté tout terrain et endurant, alors que la deuxième avait une image de gamme supérieure. Les deux voulant mutuellement s’arracher des parts de marché, chacune a adopté le réflexe logique de viser là où le concurrent était plus fort. Jeep a donc créé des modèles un peu plus luxueux, et Nissan, des modèles un peu plus robustes. Logique, n’est-ce pas ?

Résultat : les deux marques étant de plus en plus proches, non seulement ont-elles eu plus de difficulté à grappiller des parts de marché, mais une bonne partie des consommateurs ont migré vers des marques plus distinctives. Une fois de plus, on constate que le désir de s’identifier à une marque est aussi viscéral qu’universel.

Si vous utilisez la logique pour vous différencier du troupeau, vous et vos concurrents allez inévitablement aboutir au même endroit. Vous pouvez appliquer cette règle à Volvo et Audi, à Microsoft et Apple, ainsi qu’à tout compétiteur direct. L’utilisation de la logique et cette obsession à l’égard de la compétition viennent aplanir les différences rendant l’essence de votre organisation plus difficile à saisir. Donc à vendre. Et si la solution était plutôt de célébrer cette différence, tout en faisant de vos clients votre seule et unique obsession ?

 

L’expertise : la force aveuglante

Ryôkan, un moine zen du 19e siècle, disait ne guère aimer la poésie des poètes, la calligraphie des calligraphes, ni la cuisine des cuisiniers. Il faisait référence aux conséquences sournoises du moment où une personne se perçoit comme experte. À mon sens, c’est précisément à cet instant que l’individu, l’expert, cesse de douter de lui. Et puisque nous vivons malheureusement dans une culture où être sur la défensive semble la norme, l’expert doit constamment déployer ses énergies pour démontrer son savoir-faire.

Cette approche, soit de faire appel à des experts pour innover, a fort bien servi les organisations du 20e siècle. Aujourd’hui ? Elle est peut-être moins fructueuse. Pour Frans Johansson, fondateur et président du Medici Group, l’approche dite « experte » demeure très efficace dans un environnement stable et homogène. Il prend l’exemple du tennis. Le terrain garde pratiquement les mêmes dimensions depuis sa création. La dernière règle ayant changé dans ce sport remonte à la fin des années soixante : pouvoir sauter en faisant son service. Dans ce contexte invariable, il est donc approprié d’investir les milliers d’heures nécessaires pour développer une expertise profonde, multipliant les chances de résultats probants.

En revanche, dans le monde corporatif et celui des affaires, particulièrement depuis l’essor fulgurant du Web, nous assistons à des ruptures dans tous les secteurs. Les causes varient : nouvelles technologies, crises économiques, une jeune pousse de type « licorne » jaillit au firmament, une attaque informatique. Et même, une pandémie ! Dans ce contexte de turbulences où nos organisations sont régulièrement menacées, l’expertise peut représenter un savoir-faire puissant, mais aveuglant la capacité à détecter de nouvelles avenues.

OK, mais si la logique et l’expertise ne sont plus à privilégier, quelle direction nos organisations devraient-elles prendre ?

 

Quand l’histoire nous inspire

Si nous pouvions radiographier les grandes périodes de l’Histoire, peu d’entre elles ont été aussi prospères en innovation et en créativité que la Renaissance. En effet, dans la Florence du 15e siècle, berceau de cette florissante époque, l’une des familles les plus riches, la famille de Médicis, orchestre durant plusieurs générations une expérience sociale singulière : faire converger vers Florence des philosophes, des peintres, des scientifiques, des sculpteurs, des ingénieurs et des gens d’affaires de toute provenance pour transformer cette république en épicentre mondial de la beauté, de l’économie et du savoir.

Cette convergence a changé le cours de l’histoire, étant probablement la plus remarquable explosion de créativité et d’innovation de notre civilisation. Ces personnes d’origines, de disciplines et de cultures diverses, ont appris les unes des autres. Elles se sont inspirées mutuellement et, surtout, elles ont bâti des ponts entre leurs domaines respectifs.

Ce bouillonnement, à la fois fortuit et orchestré, aura nourri, voire exacerbé, le génie créatif des Léonard de Vinci, Michel-Ange, Botticelli et Raphaël, tous ayant séjourné à Florence à la demande des Médicis.

Précurseurs, les Médicis ont appliqué la diversité et l’inclusion, à des fins d’innovation. Essentiellement, cette famille a fait le pari qu’à l’intersection de différentes disciplines, perspectives, cultures et origines, il est possible de faire émerger des idées encore plus porteuses. Grâce à ce type de connexions créatives, à priori improbables, votre organisation peut, elle aussi, générer un univers de nouvelles possibilités.

 

Le temps de redéfinir vos intentions

Chaque après-crise, comme celle que nous traversons, est généralement accompagnée d’une profonde remise en question. « Qu’est-ce qui compte vraiment ? La raison d’être de mon organisation est-elle appropriée ? Le sens derrière notre mission est-il toujours pertinent ? » Si vous avez un doute, la réponse est probablement « Non ».

Je vous souhaite donc de profiter de cette après-crise pour redéfinir vos intentions. Je vous encourage, pour l’occasion, à vous entourer d’un milieu hétérogène pour faire cet exercice. Et j’oserais même aller plus loin en vous conseillant de vous tourner vers un domaine qui pourrait vous surprendre : celui des arts.

Pensez-y, il s’agit d’intentionnalité, de comprendre et de définir ce que votre mission évoque, et même devrait évoquer. C’est aussi l’occasion de vous demander si votre organisation est en parfaite adéquation avec les aspirations et les valeurs de vos employés. Nous parlons ici d’émotion. D’un idéal interpellant le cœur des employés, clients et partenaires. Si le sens de cette mission est partagé, les personnes travailleront avec plus de conviction, avec leur génie, leur sueur et leurs tripes. Une mission n’est pas que mobilisatrice, elle doit inciter à l’engagement.

À mon avis, les artistes sont les meilleurs pour capturer et communiquer ces émotions. Explorateurs de l’invisible, ils sont munis de capteurs émotionnels exceptionnels. De plus, ils sont en mesure de tisser un récit autour d’un message porteur, puis de le rendre universel, par leur art, en exprimant des idées et des sentiments parfois visionnaires, souvent intemporels. Si jadis leur quête était de sublimer la beauté et le divin, je crois qu’ils gagneraient à se rapprocher de plus en plus du milieu des affaires pour nous aider à y trouver du sens tout en l’humanisant davantage.

 

 

Comme disait un grand sage

Albert Einstein a déjà dit : « La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ». Les règles du jeu sont brouillées, l’économie est de plus en plus volatile, la technologie et l’entrepreneuriat se démocratisent à la vitesse grand V. Alors voilà : vous devez changer les règles de votre jeu.

Nos architectures organisationnelles s’appuient encore considérablement sur la logique et sur l’expertise. Quoiqu’encore nécessaires, les experts ne sont plus capables de prévoir l’avenir, car ce dernier n’est linéaire, ni logique ; il est plutôt exponentiel et l’innovation s’y cache à des croisements inattendus. Notre cerveau primitif concevant mal un avenir exponentiel, il a tendance à se réfugier derrière des réflexes du passé.

Et vous, à titre de leader, votre rôle doit aussi changer. L’époque de nommer systématiquement des experts comme chefs de file ou de glorifier la performance est révolue. Ce n’est plus à vous d’avoir toutes les réponses ou de travailler le plus grand nombre d’heures. Vous devez désormais créer l’environnement et les conditions propices à la renaissance interne de votre organisation. En démontrant toute la confiance requise pour expérimenter, échouer, apprendre et, surtout, en vous entourant de personnes de diverses disciplines, origines, âges, sexes, religions et couleurs afin de provoquer ces collisions d’idées.

Voilà pourquoi si peu d’organisations réussissent le virage de l’innovation. La plupart choisissent le confort de cheminer en terrain connu, là où le consensuel est synonyme de progrès. Alors que certaines autres choisissent assidûment l’inconfort, l’apprentissage et la soif d’explorer. Elles pratiquent l’innovation continuelle basculant avec discipline entre le monde du connu et de l’inconnu, de l’opérationnel et de l’exploratoire. Finalement, elles considèrent la diversité et l’inclusion comme un avantage compétitif et stratégique, et non seulement comme un principe d’équité ou un jeu d’apparences.

Que vous le vouliez ou non, votre organisation chemine déjà en terrain inconnu et glissant. Osez donc entrer au carrefour de la créativité, de l’inclusion et de l’innovation. À mon avis, c’est la plus belle des intersections.