La raison, l’émotion et surtout les tripes
L'économie en version corsée|Édition de la mi‑octobre 2020(Photo: 123RF)
CHRONIQUE. Vous comme moi, nous subissons un quotidien hyperstressant depuis maintenant trois trimestres, durant lequel se martèle des questions sans réponse du genre «Vais-je être mis à pied demain matin ?» et autres «L’un de mes proches va-t-il contracter ce foutu virus et en garder des séquelles permanentes, comme cela arrive à tant de gens ?» Un quotidien qui, soyons francs, a de quoi faire vaciller notre santé mentale…
Cela ne fait «que» trois trimestres que le virus rôde parmi nous et, d’ores et déjà, un Québécois sur cinq souffre d’«anxiété généralisée» ou de «dépression majeure» à cause de la pandémie, selon une récente étude de l’Université de Sherbrooke. À ce rythme-là, nous courons droit à la catastrophe. D’autant plus que ce quotidien-là n’est pas près de s’améliorer : les premières vaccinations devraient survenir, au mieux, à la toute fin de 2021. On ne pourra donc renouer avec une certaine sérénité que dans quatre trimestres. Oui, je le souligne, nous devons tenir encore quatre trimestres.
Comment y parvenir ? Grâce à trois atouts que nous avons tous en poche : la raison, l’émotion et surtout les tripes.
Face à une situation hyperstressante, l’être humain dispose de trois choix : fuir, plier l’échine ou lutter. Dans le cas de la COVID-19, il n’y a nulle part où fuir. Nombre d’entre nous plient donc l’échine, en se disant que ça finira par passer – nous ne rencontrons plus personne, nous nous confinons dans notre petit confort, etc. – mais, ce faisant, notre santé mentale accuse le coup : l’animal social que nous sommes tremble de peur, seul dans son coin, et hurle de douleur, en silence, dans sa tête.
On le voit bien, la seule bonne attitude consiste à lutter.
Lutter, ça signifie faire face à la situation, s’y adapter, puis agir afin d’en tirer parti. Ça revient à transformer son comportement, et donc à faire des choix déterminants et déchirants. C’est décider de changer l’activité de sa petite entreprise pour fabriquer du produit désinfectant ou des masques. C’est décider de travailler à temps partiel pour consacrer une journée ou deux au bénévolat, histoire d’aider plus démuni que soi relativement à la COVID-19.
Plus facile à dire qu’à faire ? Non, si l’on parvient à faire le premier pas.
La difficulté de choisir
Enseignant à l’Université Stanford, le statisticien américain Persi Diaconis est tombé des nues le jour où Harvard lui a offert de rejoindre ses rangs. Que répondre ? Il n’arrivait pas à se décider. Un collègue lui a dit, narquois : «Comment ça ? Tu es le champion de la théorie de la décision, il te suffit d’appliquer ce que tu enseignes : dresse la liste avantages/coûts, puis calcule l’utilité espérée.» Ce à quoi Persi Diaconis a rétorqué : «Arrête, Sandy, c’est sérieux, là…»
Mine de rien, cette anecdote montre que la raison pure ne suffit pas pour faire un choix crucial. Même un éminent statisticien le reconnaît. Pour vous transformer, vous ne pouvez donc pas vous contenter d’une analyse rigoureuse de données précises et objectives. Il vous faut également tenir compte de votre émotion.
Dans son livre Stop Being Reasonable – six stories of how we really change our minds, la philosophe australienne Eleanor Gordon-Smith indique que le secret des bonnes décisions réside dans l’irrationalité. «L’égo, l’émotion ou encore l’identité interviennent toujours dans nos choix, à plus forte raison lorsqu’on se refuse à l’admettre», note-t-elle, en soulignant que pour changer d’idée et évoluer, il est «nécessaire d’écouter son coeur».
Le psychologue allemand Gerd Gigerenzer va un cran plus loin. Après s’être spécifiquement intéressé aux gens d’affaires, il a conclu que «50 % des décisions des dirigeants d’entreprise viennent, en vérité, de leurs tripes». Il raconte même dans son livre Risiko – Wie man die richtigen Entscheidungen trifft (Risk Savvy : How to Make Good Decisions en anglais) que, pour en justifier l’irrationalité, ils dépensent des fortunes en études savantes destinées à les parer après coup d’arguments rationnels.
D’après Gerd Gigerenzer, notre cerveau est doué pour recourir aux «heuristiques simples», c’est-à-dire aux raccourcis mentaux permettant d’éviter de nous épuiser à réfléchir sur tout et sur rien. C’est l’expression d’un visage qu’on saisit en un clin d’oeil, c’est la balle qu’on attrape en plein vol sans y penser, etc. «Dans un monde incertain, mieux vaut souvent se fier à notre intuition, à ce que nous disent nos tripes», recommande-t-il. Il met particulièrement en garde contre l’«illusion de certitude» que peut produire l’analyse froide de données.
«Notre monde est complexe, il évolue rapidement et les besoins changent aussi en conséquence. Dans ce contexte, notre rôle consiste à développer et à mettre à profit nos talents autant que possible, non seulement aujourd’hui, mais toute notre vie durant», affirme l’économiste québécois Pierre Emmanuel Paradis dans son livre Faites les bons choix – 10 courtes leçons d’économie appliquée. Il ajoute : «Afin d’être à la fois utiles et heureux au travail.»
Tout est dit. Vous voulez enfin combattre la COVID-19 et ses tourments ? Parfait, rendez-vous utile et heureux, en écoutant la raison, vos émotions et surtout vos tripes. Et le tour sera joué !