(Photo: 123RF)
CHRONIQUE. Permettez-moi de vous parler de «Madame Irma», une célèbre diseuse de bonne aventure qui a existé après la Seconde Guerre mondiale à Paris, avant de céder son nom à la postérité pour désigner communément les «voyantes».
Qu’est-ce que Madame Irma vient faire dans une chronique sur le recrutement, me direz-vous ? Le mystère dans l’art de recruter et de prédire le succès d’un candidat repose sur l’alchimie entre un individu et une organisation. Au-delà de la compétence, du talent et de la rigueur du processus, il y a une part de magie qui déterminera le succès ou non d’un individu. C’est dans ce volet non prévisible que la compétence de la boule de cristal de Madame Irma intervient…
Depuis toujours, les recruteurs cherchent des moyens de rationaliser leurs décisions et recommandations d’embauches. Fin des années 1980, en France, certaines méthodes à saveur ésotériques étaient même utilisées à des fins «scientifiques» : graphologie, numérologie, morphopsychologie, astrologie et j’en passe. L’irrationnel au service du rationnel. À titre d’exemple, la graphologie faisait partie de certains programmes en gestion des ressources humaines. À tel point qu’en 1992, une loi a été votée pour encadrer au minimum ces pratiques en stipulant : «Les méthodes et techniques d’aide au recrutement […] doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie.» Madame Irma n’avait qu’à bien se tenir et à retourner à son tarot.
Heureusement, dans l’univers des entreprises d’aujourd’hui, ces pratiques ont disparu et c’est tant mieux. Il n’en reste pas moins que personne n’a encore trouvé comment garantir à 100 % le succès d’un individu.
À l’heure où le recrutement tente de se réinventer et d’innover, la science s’invite dans le débat et occupe un large espace avec les mégadonnées appliquées aux ressources humaines, les algorithmes pour scanner les CV, les réseaux sociaux à la recherche des perles rares et les tests prédictifs et comportementaux.
Scott Barry Kaufman, un psychologue de l’Université Columbia, explore l’intelligence, la créativité, la personnalité et le bien-être. Il est chroniqueur dans la rubrique «Beautiful Minds» de la revue Scientific American et auteur de huit ouvrages, incluant Wired to Create : Unravelling the Mysteries of the Creative Mind (avec Carolyn Gregoire) et Ungifted : Intelligence Redefined. M. Kaufman explique que la part de chance et de «mystère» liée au succès est beaucoup plus importante qu’on le croit.
Bien sûr, la part de l’inexplicable n’est pas tout ; il faut qu’il y ait à la base du talent. Néanmoins, sachez que la chance de devenir un jour PDG est aussi influencée par votre nom et votre mois de naissance. En effet, le nombre de PDG nés en juin et en juillet est disproportionnellement bas par rapport au nombre de PDG nés au cours des autres mois, ce qui crée un effet d’âge relatif en raison des admissions scolaires qui désavantagent les enfants nés en juin et juillet, car ils seront toujours plus jeunes que leurs camarades. Quant à votre nom, si vous êtes au début de l’alphabet, vous avez plus de chances d’être reçu dans les meilleures facultés et départements. Incroyable, mais prouvé scientifiquement dans The relative-age effect and career success : Evidence from corporate CEOs, de Qianqian Dua, Huasheng Gao et Maurice D. Levi, publié dans Economics Letters en 2012.
Toute l’industrie du recrutement cherche à rationaliser l’irrationnel et l’intuition pour trouver le test magique qui permettra de déterminer avec précision et scientifiquement le succès d’un candidat par rapport à un autre. Pourtant, force est de constater qu’à talent, effort, travail et persévérance égaux, il y a une part de chance. Warren Buffet, malgré tout son talent et sa méthodologie implacable d’analyse, a ce petit quelque chose de plus qui fait qu’il domine son art. Chance ou talent, et dans quelle proportion ?
Le talent et les compétences sont ce que nous pouvons maîtriser et développer. La chance, c’est le contexte (une bonne carte tirée au poker, le vent qui souffle plus fort dans des éoliennes ou encore le hasard d’une rencontre).
L’article «When Skill and Luck Meet Comple- xity», d’Andrea Jones-Rooy et Scott E. Page, publié dans le Harvard Business Review du 9 février 2011, fait état des trois dimensions requises pour prédire le succès :
- Le talent : capacité brute ou ressources
- L’adaptabilité : la capacité de transférer des ressources et des talents
- La prospective : la capacité de prédire les actions des autres et leur impact sur l’état du monde.
Les PDG à succès sont certes brillants et compétents, mais pas plus que leurs pairs ou leur équipe de direction. Ce qui fait la différence, c’est le contexte et l’industrie dans laquelle ils évoluent. Dans une étude publiée en 2014 dans le Strategic Management Journal intitulée «The use of variance decomposition in the investigation of CEO effects : How large must the CEO effect be to rule out chance ?», Markus Fitza soutient que de 2 % à 22 % de la performance des entreprises que les études attribuent aux PDG pourraient être en grande partie le produit de la chance.
De quoi faire réfléchir avant d’évaluer individuellement votre candidat finaliste sans le mesurer ni le comparer à sa future équipe, son marché et son industrie et ses pairs. C’est ici que toute la force de l’analyse des données fait la différence pour équilibrer l’évaluation et rassurer Madame Irma sur la part de magie existante dans le succès.