L’enjeu serait moins la technologie que le rapport de force entre internalisation et externalisation du recrutement, selon les experts. (Photo: Johanna Buguet / Unsplash)
CHASSEURS DE TÊTE. C’est une profession discrète qui agit dans l’ombre pour débusquer les spécimens les plus rares. Le chasseur de têtes, mandaté par une organisation pour pourvoir à un poste, bien souvent stratégique, doit se réinventer, à l’heure de l’intelligence artificielle, des nouveaux outils numériques RH et de la pénurie de main-d’oeuvre.
L’anecdote est révélatrice. Il y a dix ans, lorsque Éric Mallette quitte son poste de vice-président, Ressources humaines chez Astral Média et rejoint La Tête Chercheuse, un cabinet de chasseurs de têtes montréalais, il provoque l’étonnement, voire le scepticisme, chez certaines personnes de son entourage. «On m’a dit qu’avec LinkedIn, qui émergeait à l’époque, ce métier allait disparaître. Or, force est de constater que notre carnet de commandes n’a jamais été aussi plein aujourd’hui !», se réjouit celui qui est devenu président de la firme en juin 2018.
Si la technologie n’a pas remplacé les chasseurs de têtes, elle a tout de même entraîné de grands changements dans la profession. «Historiquement, les chasseurs de têtes travaillaient beaucoup avec leurs réseaux personnels et gardaient leurs informations secrètes. Aujourd’hui, l’information est beaucoup plus accessible et transparente», affirme Sébastien Savard, président cofondateur de Sourcinc, une entreprise québécoise de repérage de candidats (sourcing) axée sur la technologie.
«Désormais, les gens peuvent gérer leur carrière et informer l’ensemble du marché de leurs évolutions. Il est donc nettement moins fastidieux pour nous de les suivre», confirme François Lefebvre, président du cabinet de chasseurs de têtes Lefebvre & Fortier.
L’internalisation du recrutement : la vraie nouvelle concurrence ?
LinkedIn est loin d’être le seul nouvel outil, quand on parle des nouvelles technologies dans le recrutement. «Beaucoup de facettes du recrutement peuvent être facilitées aujourd’hui par des solutions numériques. Par exemple, pour explorer le Web et les compétences, reconstituer des profils, automatiser des prises de rendez-vous, faire un tri des candidatures, mener des entrevues, etc.», énumère Didier Dubois, cofondateur et stratège en solutions RH numériques chez HRM Groupe, une entreprise de conseil en marketing RH.
Une nouvelle concurrence pour les chasseurs de têtes ? «L’enjeu est moins la technologie que le rapport de force entre internalisation et externalisation du recrutement, les entreprises étant mieux outillées désormais. D’autant qu’en parallèle, on voit apparaître la notion d’ambassadeurs : tous les salariés d’une entreprise, grâce à leurs propres réseaux, peuvent aider les recruteurs internes», estime Jean-Baptiste Audrerie, chef de pratique, Transformation et Technologies RH chez Horizon RH. Une menace qui n’inquiète pas pour autant les professionnels du secteur. «Je donne souvent l’image de l’appareil photo numérique : à son arrivée, beaucoup se sont improvisés photographes. Ils se sont toutefois vite rendu compte qu’il était difficile de remplacer un bon photographe. C’est pareil pour le recrutement et les chasseurs de têtes», indique Stéphane Dignard, président de la firme Recrutement Intégral. «Il ne faut pas oublier que les entreprises qui ont recours à des chasseurs de têtes peuvent se retrouver en conflit d’intérêts facilement, d’où l’importance d’avoir une tierce partie», ajoute M. Lefebvre.
«Il y a aussi un facteur temps pour le recruteur commercial, ce qui fait qu’il aura toujours besoin d’une aide extérieure», explique pour sa part Sandrine Théard, cofondatrice des Sources Humaines, une école de recrutement pour les professionnels. «LinkedIn, ce n’est pas de la magie. Pour recommander trois personnes en entrevue finale, plus d’une centaine d’appels peuvent être nécessaires, en fonction des postes», illustre concrètement M. Lefebvre.
Une adaptation des pratiques nécessaire
«La beauté du métier, c’est que les chasseurs de têtes ne travaillent pas sur du volume, mais sur des besoins extrêmement pointus, bien souvent pour la direction, et doivent donc agir de façon très personnalisée. C’est un vrai savoir-faire», résume M. Audrerie. Même M. Savard ne se voit pas comme un concurrent des chasseurs de têtes : «Sourcinc est un outil supplémentaire dans le jeu de cartes des entreprises. Nous sommes un service connexe.»
Malgré toutes ces raisons, la profession ne peut rester immobile. «Ceux qui s’accrochent aux méthodes traditionnelles de peur d’être remplacés par la technologie font une grande erreur. Ce sont ceux qui vont embrasser la technologie qui vivront encore longtemps», juge M. Savard.
«Les chasseurs de têtes ne peuvent pas être moins compétents que leurs clients», considère la formatrice Mme Théard, avant de confier : «Il y a d’ailleurs beaucoup plus de chasseurs de têtes qui font appel à mes services pour se mettre à jour que je ne l’aurais pensé…»