Les Québécois sont aux prises avec une autre pandémie, celle de l'égocentrisme. (Photo 123RF)
CHRONIQUE. Disons-le une bonne fois pour toutes : la situation sanitaire est catastrophique au Québec. Oui, je le souligne, catastrophique. Deux ou trois données issues de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) permettent d’être aussi catégorique :
> Le taux de personnes contaminées à la COVID-19 est ici de 933 pour 100 000 habitants alors que le taux moyen est de 442 au Canada. C’est bien simple, il y a 2,2 fois plus de malades au Québec qu’en Ontario (372) et 5 fois plus qu’en Colombie-Britannique (185).
> À l’échelle de la planète, la situation est pire aux États-Unis (2 241 cas pour 100 000 habitants) et en Espagne (1 690). C’est tout. (Compte tenu, bien entendu, du fait que les données de la Chine, de la Russie et de l’Iran ne sont pas fiables.) Le Québec figure sur le triste podium des pays les plus meurtris du monde, ex aequo avec la France (949).
> Quant au taux de décès, il est tout bonnement le pire du monde ! Avec 689 morts par million d’habitants, le Québec dépasse même l’Espagne (686) et les États-Unis (634).
Comment expliquer un tel phénomène ? Interrogés, le premier ministre François Legault et son ministre de la Santé et des Services sociaux Christian Dubé martèlent toujours la même réponse, sourire en coin : « C’est notre petit côté latin, à nous autres, Québécois. On aime ça, les partys et les réunions de famille… » Une réponse non seulement xénophobe – et les anglophones ? et les allophones ? et les Autochtones ? -, mais aussi mensongère – les Américains, les Chinois et autres Russes souffrent-ils eux aussi à cause de leur petit côté latin ?
La vraie réponse, c’est que les Québécois pâtissent d’une autre pandémie, d’autant plus pernicieuse qu’elle est profonde : vous comme moi, nous souffrons d’un terrible virus, l’égocentrisme.
Considérons notre attitude par rapport au nouveau coronavirus. Une étude de Statistique Canada montre que seulement 21 % des Québécois entendent télécharger une application de traçage sur leur cellulaire, ou encore que le tiers d’entre nous ne cherche pas à éviter les rassemblements, ni même la foule. Idem , un récent sondage Léger indique que 15 % des Québécois soutiennent les manifestations des antimasques, soit la plus forte proportion du pays. Autrement dit, nombre d’entre nous n’en ont rien à cirer de la lutte contre la COVID-19.
Pourtant, cette lutte est vitale. Prenons le cas du masque…
Une équipe de chercheurs pilotée par Alexander Karaivanov, professeur d’économie à l’Université Simon- Fraser, à Burnaby (Colombie-Britannique), vient de montrer que le simple fait de rendre obligatoire le port du masque à l’intérieur avait réduit de 25 % le nombre de malades en Ontario, et surtout qu’une telle obligation en tout temps le réduirait « de 25 % à 40 % » à l’échelle du Canada.
Penser collectif, c’est positif
« Au Japon, le port du masque est ancré dans les moeurs, m’a expliqué la sociologue Valérie Harvey, qui y a vécu un an et demi. On le porte avant tout pour se protéger des allergies saisonnières (pollen, etc.), mais aussi pour protéger les autres (lorsqu’on se sent enrhumé, etc.). Et on le porte en temps de pandémie pour préserver la liberté collective, celle de travailler, d’étudier, de sortir au restaurant. »
Ainsi, les Japonais considèrent que penser collectif, c’est positif. Devoir porter le masque en tout temps lorsque cela s’impose, ça ne les dérange pas, bien au contraire. Contrairement à nous, de toute évidence.
Pourquoi ça ? Avec deux autres chercheurs, Samuel Bazzi, professeur d’économie à l’Université de Boston (États-Unis), a découvert que les Américains récalcitrants aux mesures collectives de lutte contre la COVID-19 avaient tous un point commun : un « individualisme enflé ». Ceux-ci se font, plus ou moins consciemment, les adeptes de la philosophe Ayn Rand : ils tiennent à se soustraire à l’« emprise de l’État » comme à l’« altruisme » (perçu comme le fait de se sacrifier pour les autres), et donc à se vouer à l’« accomplissement de leur propre bonheur » en vertu d’un « égoïsme rationnel » dont les valeurs fondatrices sont « la rationalité, la productivité et la fierté ». À leurs yeux, tout ce qui compte, c’est le « moi, moi, moi », et en aucun cas le « nous, nous, nous ».
Surtout, l’étude de M. Bazzi révèle que cet individualisme enflé provient du « syndrome de la frontière » : le rejet de l’Autre est plus marqué là où existe une frontière géographique, là où l’on pense quotidiennement « nous autres » et « eux autres » ; ce qui se traduit, notamment, par « une baisse du civisme ainsi que par une hausse de la partisanerie et de la méfiance envers la science ». Or, qu’en est-il au Québec ? Soyons francs, nous affichons les mêmes symptômes, nous sommes nous aussi atteints d’individualisme enflé. Notre mal est bel et bien l’égocentrisme.
Le vaccin ? Une étude dirigée par Eleonora Broccardo, professeure d’économie à l’Université de Trente (Italie), montre que, pour obtenir un comportement désiré auprès d’une personne récalcitrante, le mieux est non pas de casser son mauvais comportement, ni même les fondements de celui-ci, mais de lui montrer ce qu’elle a à gagner à changer. C’est d’agir positivement sur elle, non pas négativement (réprimandes, amendes, etc.). Bref, c’est de marteler la force du « nous », sa supériorité écrasante sur le « moi ».
Un exemple frappant : seule la puissance du collectif viendra à bout de la COVID-19, jamais la faiblesse inhérente au moi ; c’est en mettant en commun leurs avancées que les laboratoires pharmaceutiques vont arriver à concocter le vaccin contre le nouveau coronavirus. S’ils devaient travailler chacune dans leur coin, en vase clos, ils ne parviendraient à rien du tout.