Un nombre considérable de vies humaines est en jeu... (Photo: Milada Vigerova/Unsplash)
CHRONIQUE. La machine va repartir au début de mai. Le premier ministre François Legault a annoncé hier qu’il relançait l’économie du Québec, en y allant très graduellement : trois secteurs d’activités vont être remis en marche, le commerce de gros et de détail, la construction en génie civil et le manufacturier; ce qui devrait permettre à quelque 500.000 travailleurs de reprendre le collier.
Le hic? C’est que cela va fort probablement se faire au prix de nombreuses vies humaines. Un prix tel que, s’il était divulgué au grand public, nombre de boucliers se lèveraient aussitôt dans la société québécoise. Explication.
Lors du traditionnel point de presse de 13h, M. Legault a annoncé sa décision de relancer l’économie en s’appuyant sur un seul argument, présenté sous la forme d’un beau graphique. De quoi s’agissait-il? De la courbe du nombre cumulatif de décès selon le milieu de vie au Québec. Vu de loin, on y apercevait deux courbes : une gigantesquement élevée, qui correspondait aux décès dans les CHSLD et les Résidences pour aînés (RPA); et une autre, en comparaison relativement plate, qui correspondait aux décès à domicile et ailleurs (très exactement, on parle de la catégorie «Autres/Inconnus»).
«On voit que la seconde courbe est relativement faible et très stable depuis 14 jours, avec une moyenne de 8, 9, 10 décès par jour, a expliqué M. Legault. C’est ce plateau qui nous permet de dire que la situation est sous contrôle en dehors des CHSLD.»
Fort bien. Je suis allé vérifier, en regardant de plus près les données mises en ligne par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ). J’ai scruté le même tableau, celui qui est intitulé «Nombre cumulatif de décès selon le milieu de vie au Québec – données extraites le 27 avril à 18h). Le constat est simple: il n’y a pas de plateau.
Le nombre de morts liés à la COVID-19 en dehors des CHSLD et des RPA va croissant de manière régulière depuis le début de la pandémie. La «moyenne de 8, 9, 10 morts par jour» a pris fin le 7 avril très précisément. Depuis cette date-là, les chiffres quotidiens sont tous supérieurs à 10. Je souligne : tous, ou presque (à l’exception du 20 et du 27 avril). En vérité, il y a des hauts et des bas, si bien qu’il n’est pas judicieux de parler de moyenne d’un point de vue statistique dans ce cas précis. Par exemple, le 25 avril, il y a eu 13 décès, la veille 23 décès, le jour d’avant 11 et celui d’avant 17.
Bon. Je me dois d’être le plus précis possible. M. Legault a indiqué en guise de préambule qu’il présentait dans son graphique «des données nettoyées de tout biais», l’idée étant de refléter au mieux le véritable nombre de décès lors de chaque journée, vu que tous ne sont pas déclarés le jour-même, mais parfois un ou deux jours plus tard, ce qui «fausse» les données.
D’accord. C’est là un bon point. Néanmoins, je m’interroge… Reprenons la séquence indiquée ci-dessus, celle du 25 avril et des trois journées précédentes. Je ne vois pas comment on en arrive à une moyenne de «8, 9, 10 morts par jour» avec des chiffres comme 13, 23, 11 et 17, même si ceux-ci sont «nettoyés». Je ne vois vraiment pas.
Attention. Je ne suis pas en train de traiter M. Legault de menteur. Loin de moi cette idée saugrenue. Je pense plutôt qu’il convient d’afficher une plus grande rigueur dans la présentation des données, surtout lorsqu’on traite d’un sujet aussi sensible que celui du décès de personnes. Surtout, également, lorsqu’on s’appuie sur cette seule donnée-là pour justifier la relance de l’économie.
Ce n’est pas tout. Admettons que, par un moyen ou un autre, un expert de l’INSPQ m’appelle aujourd’hui pour m’expliquer en détail le «nettoyage» effectué sur les chiffres considérés et m’apporte la preuve irréfutable que nous sommes bel et bien sur un plateau depuis 14 jours. Eh bien, cela ne suffirait toujours pas. Pourquoi ça? Parce que le simple fait d’être sur un plateau ne justifie pas une relance de l’économie.
Non, ce qu’il faut, c’est avoir dépassé le plateau, c’est voir le nombre de décès se mettre à chuter de manière durable. Comme je l’avais indiqué dans une précédente chronique, «Voici les 4 critères à remplir pour sortir de la crise». Ces quatre critères sont en effet les suivants:
1. Un système de santé en contrôle de la situation. Ce qui est aujourd’hui le cas au Québec, si l’on écarte les CHSLD et les RPA.
2. Des tests à la hauteur de la situation. Ce qui est également le cas au Québec.
3. Un suivi rigoureux de chaque personne contaminée et de celles qui ont été en contact avec elle. Ce qui est, disons, toujours le cas.
4. Une baisse exponentielle du nombre de personnes contaminées et de décès. Ce qui, là, n’est aucunement le cas. Même M. Legault en convient, lui qui affirme que nous sommes actuellement sur un plateau.
Autrement dit, il manque une des quatre lumières : trois sont au vert et une est encore au rouge (ou, au mieux, à l’orange foncé). Nous n’avons donc pas de GO. À tout le moins pas celui qui permet de s’assurer que nous éviterons à coup sûr une nouvelle flambée de la pandémie du nouveau coronavirus.
Car, répétons-le, c’est de cela dont il s’agit. Le risque de relancer l’économie est de provoquer un vif regain de la pandémie, avec tout ce que cela implique : chaque jour, des centaines de nouveaux malades, dont certains gravement, contraints d’être envoyés aux soins intensifs, et à la clé des dizaines de morts.
Suis-je alarmiste? Hum… Regardons ça d’un peu plus près…
«La circulation du virus va augmenter. C’est sûr», a dit hier Horacio Arruda, le directeur national de la santé publique, aux côtés du premier ministre. Et d’ajouter du bout des lèvres : «J’espère qu’il n’y aura pas trop de morts».
Ce qu’il n’a pas alors précisé, c’est qu’il a, en vérité, une idée assez précise des décès que la relance de l’économie va occasionner. Car il a fait référence, toujours hier, aux travaux du Groupe de recherche en modélisation mathématique et en économie de la santé liée aux maladies infectieuses, dirigé par Marc Brisson, professeur à l’Université Laval. Et il se trouve que ce Groupe, associé à des chercheurs de l’INSPQ, a justement divulgué des données à ce sujet!
Ensemble, tous ces experts ont concocté un modèle de calcul permettant d’évaluer l’impact des mesures de distanciation physique et de confinement sur la progression de la pandémie de la COVID-19. Et ils ont réalisé des projections de l’évolution probable de la pandémie selon différents scénarios d’assouplissement de ces mesures.
C’est ainsi qu’ils ont regardé ce qui se passerait si, à partir du 11 mai, le Québec relançait trois secteurs d’activités clés à l’échelle de la province – ce qui sera bel et bien le cas – et si cela se traduisait par une hausse «de 10% à 20%» des contacts au sein de la population québécoise – ce qui, là encore, devrait être bel et bien le cas; car, même si la consigne est de toujours rester à deux mètres les uns des autres, il est clair que cela va être complexe, voire impossible, vu qu’un demi-million de travailleurs vont se remettre à la tâche et, surtout, que nous allons tous nous remettre à magasiner.
Les experts ont considéré deux scénarios:
> Le scénario optimiste. Il estime que, depuis le 26 mars, les contacts entre les gens ont été réduits de «plus de 65%» grâce au confinement et à la distanciation sociale.
> Le scénario pessimiste. Dans lequel les contacts ont été réduits «entre 50% et 64%» depuis le 26 mars.
Que se passe-t-il dès lors? Voici les graphiques pour ce qui touche les nouveaux décès enregistrés quotidiennement en dehors des CHSLD et des RPA:
* Ne tient pas compte des CHSLD et RPA. (Source: INSPQ, 2020)
> Dans le scénario optimiste, on assisterait à une relative stagnation du nombre de décès jusqu’à la fin d’août, avec même une légère reprise à la hausse durant le dernier mois de l’été. Autrement dit, nous aurions toujours autant de décès quotidiennement dans les prochains mois, sans espoir d’amélioration de la situation.
> Dans le scénario pessimiste, on assisterait à une progression foudroyante du nombre de décès: l’échelle du graphique est telle que l’on n’aperçoit plus la courbe dès le 1er juillet, la progression étant devenue stratosphérique. Autrement dit, ce serait le cauchemar.
Bref, si l’on suppose que le scénario véritable ne sera ni optimiste ni pessimiste, on en arrive à la conclusion imparable qu’il y aura de plus en plus de décès à mesure que les jours s’écouleront. Une progression lente et constante, mais une progression tout de même.
Le constat saute aux yeux : MM. Legault et Arruda, ainsi que leurs conseillers, savent que la relance de l’économie se fera au prix de vies humaines. Un coût qui ira croissant à mesure que la relance s’activera.
Comment ces hommes qui semblent si bons et si doux, aux airs de bons pères de famille, en qui nous pouvons avoir entière confiance, ont-ils pu en arriver à la conclusion que ce coût-là valait la peine d’être payé par les Québécois? Comment en sont-ils arrivés à se dire qu’on pouvait sacrifier les plus faibles et les plus vulnérables d’entre nous sur l’autel de la relance économique?
Mine de rien, M. Arruda l’a confessé hier lors du point de presse: «On n’a pas de vaccin, pas de traitement, pour un bon bout de temps, a-t-il dit. Et on ne peut pas rester enfermés dans nos cabanes à tout jamais.»
Puis, il a fini par lâcher : «Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’économie, l’argent, ce sont aussi des déterminants de la santé publique».
Qu’est-ce à dire? Tout bonnement qu’à ses yeux on ne peut pas se contenter de ne considérer que les vies humaines. Qu’il nous faut avoir une vision plus large. Qu’il nous faut voir le collectif, pas seulement les cas particuliers. Que l’économie, l’argent, ça entre dans la balance.
Résumons tout ça. François Legault a fait le choix d’atténuer la récession économique dans laquelle nous nous trouvons et dans laquelle nous nous retrouverons assurément jusqu’à la fin de 2020. Quitte à en payer un prix certain en vies humaines. C’est là son choix. Un choix tragique. Un choix que la décence voudrait, je pense, qu’il soit totalement assumé par le premier ministre, par exemple en présentant sans attendre les projections fournies par ses experts sur ce point précis. En toute transparence.
Cela permettrait aux Québécois d’être mieux informés sur le pour et le contre de la relance économique actuelle, entamée seulement un mois et demi après la décision de confiner tout le monde chez soi. Cela leur permettrait de se prononcer sur le choix fait par le premier ministre. Oui, cela leur permettrait de dire haut et fort s’ils sont d’accord avec l’idée qu’une PME vaut plus qu’une vie humaine.
François Legault a terminé sa conférence d’hier par un mot : «Courage!» Prenons-le au mot, et invitons-le à montrer l’exemple, en jouant carte sur table, en explicitant son choix – je le souligne – tragique.
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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.
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