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Le déconfinement, quelle pagaille!

Olivier Schmouker|Publié le 13 mai 2020

Le déconfinement, quelle pagaille!

Une joie de consommer aussi précipitée que risquée... (Photo: Harry Cunningham/Unsplash)

CHRONIQUE. Horacio Arruda, le directeur national de santé publique, l’a affirmé à l’aide d’une des ses expressions fleuries : «Le reste du Québec, c’est le paradis!» Il entendait par là que la situation sanitaire était nettement meilleure en région que dans le Grand Montréal. Quelle était même tellement meilleure qu’il était logique d’y procéder à un déconfinement à la fois rapide et graduel.

Parfait. Je me suis dit que ça méritait d’être vérifié sur le terrain, d’autant plus que j’étais curieux de découvrir ce à quoi pouvait ressembler le «paradis». Ces derniers jours, donc, j’ai fait un petit tour en Estrie, dans un zone commerciale de Sherbrooke que je ne désignerai pas clairement pour une raison fort simple : j’ai assisté là à une pagaille sans nom, tant d’un point de vue sanitaire qu’économique! (Mon but n’est pas de pointer telle ou telle enseigne de grand magasin, encore moins tel ou tel travailleur, mais de révéler les dysfonctionnements ahurissants du déconfinement tel qu’il est aujourd’hui pratiqué.)

Je suis allé à un grand magasin de produits électroniques. De part et d’autre de l’entrée, il y avait deux files : à droite, la file des gens qui venaient retirer un item commandé en ligne; à gauche, celle de ceux qui venaient magasiner. Je me suis installé au bout de celle de gauche, à peu près à la dixième place; il faisait froid, on était tous en plein vent, l’attente promettait d’être longue et harassante.

Chacun se tenait à bonne distance des autres. Un peu avant moi se tenait un seul monsieur qui s’était doté de protections, et il n’y était pas allé de main morte: un masque chirurgical sur la bouche et le nez ainsi qu’une visière en plastique devant tout le visage; il détonnait tellement de nous autres qu’un vendeur a fini par sortir du magasin pour lui demander s’il avait la COVID-19 (non, il était juste ultra prudent).

L’attente était franchement longue, et il faisait franchement froid en plein vent. J’ai demandé au gars devant moi de bien vouloir garder ma place et je suis allé voir comment ça se passait à l’entrée. C’est là que j’ai découvert que l’intérieur de l’immense bâtisse était dans l’obscurité la plus totale: le magasin avait juste installé une table à l’entrée, et une poignée de vendeurs recevait les clients un par un, allant chercher à l’arrière le produit demandé. Impossible de magasiner puisqu’il était impossible de pénétrer dans le magasin. Si, par exemple, je voulais acheter un nouveau casque d’écoute, il fallait que je sache déjà le modèle qui m’intéressait, car les vendeurs n’allaient sûrement pas m’en amener trois ou quatre différents pour que je puisse les comparer et les essayer.

Quand je suis revenu à ma place pour prévenir le gars que je m’en allais (et le remercier de m’avoir rendu service), il m’a demandé ce qui se passait à l’entrée. Je lui ai expliqué la situation, et tout le monde dans la file s’est mis à maugréer – «À quoi bon attendre en plein vent pendant une heure si on peut pas magasiner?!» – et la moitié des gens ont filé vers leur voiture, en pestant – «C’était pourtant indiqué sur Google qu’ils étaient ouverts!».

Plus tard, j’ai appelé le magasin pour savoir pourquoi ils n’ouvraient pas franchement. L’employé qui m’a répondu a fini par me faire comprendre à demi-mots que «la situation ne le permettait pas encore». Quelle situation? «Eh bien… Les employés ne sont pas tous revenus. Ils ne sont pas tous prêts à revenir», m’a-t-il été dit.

Voilà donc un employeur qui pensait que ses employés allaient revenir sur un simple claquement de doigts, alors qu’ils avaient été remerciés du jour au lendemain, leur travail n’ayant pas été jugé «essentiel». Un employeur qui pensait que tout allait revenir «à la normale». Un employeur qui pensait qu’il avait nullement besoin de se montrer plus attrayant qu’auparavant, n’ayant visiblement pas songé une seconde que les aides gouvernementales aux personnes licenciées pouvaient concurrencer ses salaires de base.

Résultat? Impossible pour ce magasin de redémarrer normalement. Faute de main-d’oeuvre, il doit maintenant se contenter d’une table à l’entrée et d’une immense bâtisse dans la noirceur. Et il se retrouve à faire grelotter des clients dans le froid, au point d’en rendre certains furieux de ne pas pouvoir magasiner.

Poursuivons notre petit tour… Un peu plus loin, une animalerie. L’entrée était minuscule, on ne pouvait faire entrer que quatre personnes à la fois, pas plus. J’ai alors réalisé que les clients étaient tous confinés devant un comptoir, contraints de se tenir à seulement un mètre les uns des autres. Bref, fini la distanciation sociale.

Le magasin, immense, était plongé dans le noir. Lui aussi. Une poignée d’employées, dont une seule portait un masque, s’approchaient de chacun des clients pour répondre à sa demande. En attendant mon tour, je n’ai pu m’empêcher de jouer avec un gadget posé sur le comptoir, une fausse truite en plastique qui battait frénétiquement de la queue lorsqu’on la touchait, ce qui était supposé exciter les chats. Les bonds de la truite m’ont surpris, et cela a fait rire les autres clients. Vous savez quoi? Après moi, chacun n’a pu résister de jouer avec! Eh oui, le magasin avait laisser traîner un jouet irrésistible sur le comptoir, et tout le monde le manipulait à tour de rôle.

Continuons… Non loin de là, un grand magasin spécialisé dans la bureautique. La file allait jusque dehors, signe que nombre de télétravailleurs commençaient à manquer de cartouches d’encre, de feuilles de papier et autres stylos en tous genres.

J’ai fini par pouvoir y pénétrer, pour aussitôt constater… l’insouciance de la clientèle. Tout est arrivé de ma faute. Je flânais le nez en l’air du côté des carnets, sans réaliser que je m’approchais dangereusement près d’autres clients. «Oups! Désolé, distanciation sociale», ai-je dit en tentant de me remettre à distance réglementaire. Ce qui a provoqué sourires et haussements d’épaules : «Bah… Y a rien là. Faut pas stresser avec ça», m’a-t-on rétorqué. Un coup d’oeil périphérique m’a fait réaliser que les gens n’en avaient en effet rien à faire, chacun allant droit au produit qui l’intéressait quitte à frôler autrui. Exactement comme nous le faisions avant la pandémie du nouveau coronavirus.

Finissons notre petit tour… Dans une autre bâtisse, une vaste librairie, mon péché mignon. À l’entrée, aucun filtre : entrait qui voulait, sans aucune surveillance de la part de qui que ce soit; pas non plus de bouteille de désinfectant.

À l’intérieur, tout était accessible, chacun était libre de saisir et de manipuler ce qu’il souhaitait – livre, DVD, CD, bibelot,… -, puis de le remettre à sa place. Comme l’avaient déjà fait certains et comme le feraient d’autres par la suite. D’ailleurs, une petite dame m’a demandé de lui attraper un livre placé trop haut pour elle, l’a feuilleté, puis m’a demandé de le remettre à sa place!

La seule protection concernait les employés à la caisse. Il y avait là une vitre entre la caissière et le client, et c’était à ce dernier de scanner lui-même chacun de ses achats. Ce qui était, reconnaissons-le, mieux que rien.

En sortant de là, j’ai littéralement aspergé mes mains du désinfectant maison que je trimballe partout avec moi dans un petit flacon. Une chance, d’ailleurs, car si j’avais dû compter sur la bouteille de désinfectant de la station-service où je me suis rendu un peu plus tard, j’aurais connu une sacrée déconvenue : je venais de faire le plein – en passant, avez-vous noté, comme moi, que les poignées des pompes à essence ne sont pas systématiquement désinfectées après chaque utilisation? et qu’il n’y a pas non plus à proximité de lingettes désinfectantes à la disposition des clients? – et je suis entré dans la boutique, où trônait à l’entrée cette fameuse bouteille; je m’en suis servi et ai reçu un grand jet dans la main, comme si c’était de l’eau; j’ai frotté vigoureusement mes mains, mais celles-ci sont restées mouillées; j’ai fini par renifler mes mains (ce qu’il ne faut surtout pas faire!); c’était bel et bien de l’eau, à peine teintée de désinfectant! Pénurie? Ou plutôt pingrerie? Quoi qu’il en soit, la station-service en question n’avait aucunement réalisé qu’à l’heure actuelle un tel comportement pouvait coûter des vies humaines. Ni plus ni moins.

Je me suis donc remis de mon désinfectant maison, et, des minutes durant, j’ai songé qu’il était vrai que nous vivions à présent dans deux mondes au Québec. D’un côté, le Grand Montréal, où tout le monde, ou presque, est devenu hyper stressé par le déconfinement et la distanciation sociale. De l’autre, les régions, où tout le monde, ou presque, voit le déconfinement comme un retour aussi général que brutal à la normalité et la distanciation sociale comme une mesure gouvernementale devenue superflue, pour ne pas dire ridicule.

Qui a raison? Qui a tort? Le Grand Montréal ou les régions? L’«enfer» ou le «paradis»? Là n’est pas la question, en vérité. L’important, c’est de noter que le déconfinement se déroule au Québec dans une pagaille incroyable. Cela commence par les régions, cela finira par venir dans le Grand Montréal, et il y a fort à parier que ça ne s’y déroulera pas mieux.

À la clé, le risque bien réel d’une seconde vague de pandémie à l’échelle du Québec. Une vague qui se traduirait par une «hausse exponentielle» du nombre de morts, comme en attestent les dernières projections de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ). Une vague qui serait purement horrifique…

(À ce sujet, je dis ça en passant, mais pour ceux qui croient qu’aujourd’hui tout va pour le mieux en Chine depuis son déconfinement généralisé, je tiens juste à signaler que les autorités chinoises ont fini par reconnaître hier qu’il leur fallait procéder au plus vite à un dépistage exhaustif de la population de Wuhan, la capitale du Hubei, l’épicentre originel de la pandémie mondiale. C’est que, contrairement à ce que les autorités chinoises martèlent depuis des semaines, il y a bel et bien de nouveaux cas qui y surgissent, jour après jour.)

Bon. Certains se disent peut-être que j’ai joué de malchance dans mon petit tour dans cette zone commerciale de Sherbrooke. Que je suis malencontreusement tombé sur des cas particuliers, en rien représentatifs des autres endroits où l’on déconfine.

Hum… Peut-être, mais je me permets d’en douter. À plus forte raison lorsque je considère le déconfinement du secteur de la construction résidentielle, lequel est en vigueur depuis le 20 avril…

Jean Boulet, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, a tenu un point de presse la semaine dernière pour souligner les «excellents résultats» enregistrés sur les quelque 6.500 chantiers résidentiels rouverts. Selon les données de son ministère, les trois quarts des 1.200 chantiers visités par des inspecteurs étaient conformes aux nouvelles normes sanitaires. Ce qui a amené le ministre à affirmer que l’expérience de reprise hâtive était «concluante».

Concluante? Vraiment? OK, regardons les mêmes chiffres autrement. Sur 1.200 chantiers visités, il y en a eu très exactement 406 où les normes n’étaient pas respectées. Parfois même, il n’y avait tout bonnement ni savon ni désinfectant! Bref, pas le minimum du minimum. Une indifférence totale par rapport au risque de contagion.

Oui, 1 chantier sur 4 se fichait complètement des nouvelles mesures sanitaires. 1 sur 4, je le souligne. Et les inspecteurs n’ont fermé temporairement que 13 des 406 chantiers incriminés.

Pour rappel, les projections de l’INSPQ indiquent qu’il suffirait d’une augmentation «de 10% à 20%» des contacts par rapport au début du confinement pour voir la situation sanitaire déraper complètement. Or, là, on parle de 25% des chantiers qui n’attachent aucune importance à la pandémie, qui reprennent le travail comme si de rien n’était. Et on a un ministre qui déclare qu’il s’agit là d’«excellents résultats», et même que c’est «de bon augure» pour les prochains secteurs d’activités appelés à être bientôt déconfinés…

Ce n’est pas tout. Hier, un sondage mené par Léger pour le compte de La Presse Canadienne a mis au jour le fait qu’aujourd’hui 33% des Québécois avouent ne pas respecter toutes les mesures sanitaires en vigueur depuis la pandémie du nouveau coronavirus. Oui, 1 Québécois sur 3.

Pis, il y a du relâchement dans l’air. À l’échelle du pays, 28% des Canadiens reconnaissaient, le 30 mars, ne pas suivre à la lettre ces mesures; le 11 mai, ils étaient 39%. Autrement dit, 2 Canadiens sur 5 ne respectent plus les consignes de prudence.

On peut raisonnablement se demander ce que ça donnera lorsque le gouvernement Legault aura hâtivement relancé la majeure partie de l’économie québécoise. Ou plutôt, on peut raisonnablement l’imaginer. Et prendre peur…

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Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l’actualité économique à la lumière des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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