(Photo: 123RF)
BLOGUE INVITÉ. Dans un univers souvent complexe et rempli d’incertitudes, un leader peut-il évoluer en symbiose avec ses émotions et son cœur, tout en contribuant à la croissance de l’organisation? À mon avis, la réponse est claire. En fait, les dirigeantes et les dirigeants ont un rôle capital à jouer pour connecter et réconcilier davantage ces deux solitudes – cartésienne et émotionnelle.
Cartésien: relatif au cartésianisme, à la philosophie rationaliste de René Descartes (1596 – 1650), qui se base sur la recherche de la vérité, exclusivement par la raison. Par extension, un monde cartésien est dominé par le rationalisme. Or, si jusqu’au 20e siècle cette philosophie a démontré ses bienfaits dans les milieux du travail, les nouvelles réalités ébranlent les piliers de cette vision du monde.
Tout d’abord, ce monde est, en général, plus prospère qu’auparavant. Contrairement à la croyance populaire, nous avons la chance d’évoluer dans un environnement où le taux de pauvreté n’a jamais été aussi bas, le taux d’alphabétisation aussi élevé et la santé, aussi accessible.
Dans ce contexte où la société se porte mieux, cette nouvelle abondance s’accompagne d’un certain éveil. Nous le savons, les employés revendiquent de nouveaux droits. Comme celui d’être écouté et impliqué dans le futur de l’organisation. Les employés veulent également être traités en humain, c’est-à-dire dans le respect de leurs multiples dimensions: l’aspect rationnel en fait partie, mais aussi, le côté plus émotionnel, créatif, intuitif.
Une crise inavouée
Soyons francs, nous vivons une période de crise inavouée où nos rapports quotidiens avec nos collègues et nos supérieurs ont une incidence majeure sur notre santé physique et mentale.
Jamais les taux d’anxiété et d’angoisse causés par du stress n’ont été aussi élevés. Les lundis matin, on note une augmentation de 20% du risque de crise cardiaque par rapport à tout autre moment de la semaine. Une étude publiée dans le Harvard Business Review souligne que 84% des employés canadiens sont soit désengagés ou activement désengagés. En 2018, un autre sondage révélait que 69% des employés éprouvent une fatigue chronique ou aiguë.
Faut-il s’étonner d’un certain mal de vivre dans nos environnements de travail, en plus des dommages collatéraux dans les familles? Pourtant, malgré ce constat, prononcer des mots comme émotion, amour, cœur ou bienveillance, génère souvent de l’inconfort, voire du rejet.
La rupture émotionnelle
Nous sommes fascinés par la transformation des entreprises et nous glorifions les organisations pratiquant l’innovation de rupture. Dans cette quête d’hypercroissance et de transformation, il est facile d’oublier la reconnaissance et le développement des personnes à l’origine de ces aventures. Cet oubli, d’apparence banale, peut finir par entraîner une autre forme de rupture: la rupture émotionnelle.
Celle-ci se traduit par la montée d’une barricade intérieure, érigée pour nous protéger quand l’environnement de travail devient toxique. Le discours ressemble souvent à ceci: «Je vais faire ce qu’on me demande de faire, mais je ne m’investirai pas davantage. Je suis fatigué de me battre. De toute manière, ça ne sert à rien. À partir d’aujourd’hui, je vais prendre mes distances».
Cette perte de confiance, pourtant bâtie mutuellement, sous-tend des constats fondamentaux: «Pourquoi devrais-je faire confiance à mon employeur? Quand vient le temps de me reconnaître, les médailles vont généralement à mon patron, mais quand vient le temps d’atteindre les chiffres du trimestre, ils coupent des postes. Et si j’ai une bonne idée, impossible de la concrétiser». Ces scénarios ne sont jamais souhaitables.
Place aux leaders de cœur
Celles et ceux que j’appelle des leaders de cœur, sont des personnes reconnues pour valoriser et mettre en pratique un certain nombre de traits de caractère.
Tout d’abord, on note que leurs muscles émotionnels sont bien développés. Cette finesse émotionnelle leur permet d’exprimer facilement de l’empathie et de créer les conditions nécessaires au plein accomplissement de chacun. Ces personnes ont aussi tendance à écouter la petite voix qui les accompagne durant leur mission. Peu attirés par les gains à court terme, ils perçoivent la croissance comme un marathon plutôt qu’un sprint.
Peu de personnes traduisent aussi bien cette agilité émotionnelle que Douglas Conant, notamment ancien PDG de Campbell Soup Company. Durant ses dix ans à la tête de l’entreprise – qui affiche des revenus supérieurs à 8 milliards et célèbre cette année ses 150 ans, Doug Conant a envoyé plus de 30 000 lettres de remerciement manuscrites, à ses employés et à ses clients. Rien de mécanique. De vraies lettres comme: «Chère Sonya, ta passion et ta détermination ont fait toute la différence lors du projet X. J’imagine que tu as dû plusieurs fois rentrer tard à la maison, loin de ton mari Carl et de vos deux enfants. Dis-leur que j’apprécie et reconnais tous tes efforts. Très fier de toi, Doug».
Pouvez-vous imaginer l’effet de ce type de reconnaissance?
Le deuxième trait de personnalité caractérisant les leaders de cœur est leur conception différente de l’ego. Si plusieurs leaders sont en quête de primes et de médailles, le leader de cœur comprend la part de sacrifice nécessaire au gain collectif.
Il y a deux ans, j’ai assisté à une conférence sur l’innovation à New York. J’ai eu la chance d’échanger avec une haute dirigeante de la société Boeing. Elle m’a dit une chose qui m’a marqué: «Il m’arrive souvent de me lever avec le sentiment que je pourrais perdre mon emploi aujourd’hui. En revanche, mon intégrité envers mes employés, je ne la perdrai jamais.»
Cette volonté et ce courage de placer l’ego en fin de liste sont propres aux leaders de coeur. Surtout, l’effet de contamination est magique: une action en entraîne une autre, à travers les équipes et secteurs. Ainsi, la culture se transforme, puis évolue. À plus long terme, s’accomplir en gratifiant nos collègues, sans égard à l’ego apporte de grandes récompenses.
Le dernier trait de caractère des leaders de cœur est qu’ils préfèrent l’inconfort. Ils savent qu’entre le connu et l’inconnu, de multiples frontières sont à franchir. Or, malgré cet état, et l’inévitable part de risque, ils choisissent, en équipe, de traverser cette frontière.
Ceci peut impliquer de s’engager dans des sentiers où règne l’ambiguïté. En explorateurs d’expérience, ils savent pourtant que le trésor se trouve de l’autre côté de la prochaine montagne. Alors ils foncent, aiguisant au passage leur résilience. Tandis que le leader rationnel analyse des cartes routières et la topographie, le leader de cœur sort et consulte sa boussole, prêt à continuellement se réorienter.
Cette aisance dans l’inconfort est particulièrement profitable aux secteurs de la créativité et de l’innovation: non seulement ces leaders ne demandent pas la permission d’explorer, ils encouragent leurs équipes à faire de même. En anglais on parle de «permissionless innovation», soit l’innovation sans permission.
Ces leaders comprennent et accueillent l’importance d’un certain hasard, impossible à rencontrer dans une galaxie trop planifiée. Croyez-vous que les fondateurs de Google ou les lauréats de prix Nobel ont toujours écouté les autres et respecté les règles de la logique organisationnelle avant d’accomplir leurs exploits?
De la tête au cœur
En milieu de travail, ce parcours entre la tête et le cœur est souvent le moins fréquenté. Steve Farber, auteur de plusieurs ouvrages portant sur le leadership, note: «Quand on aborde le sujet du cœur et de l’amour, on a parfois l’impression que dans sa définition au dictionnaire, c’est écrit: ne pas appliquer du lundi au vendredi, durant les heures de bureau».
Alors que le monde cartésien est fasciné par la recherche d’une raison pour tout et en toute circonstance, les leaders de cœur cherchent un sens. Durant leur quête, ils révèlent à leurs équipes un tout nouvel univers de possibilités.
Si nous obéissons à l’autorité, nous suivons un leader. Plus cette personne exposera sa vulnérabilité, ses tripes et parfois même, ses cicatrices, plus les gens auront tendance à donner le meilleur d’eux-mêmes. C’est cette sagesse et ce courage de choisir les autres, avant de se choisir soi-même, qui définissent ce leadership du cœur, une ressource rare et plus nécessaire que jamais.